Page:Le Tour du monde - 17.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout lieu de croire qu’Ahmadou, comme tous les hommes chargés d’un pouvoir sans contrôle, changeait souvent d’avis, et il pouvait très-bien se faire qu’après avoir adopté une idée il l’abandonnât au moment de la mettre à exécution ; c’était du moins ainsi que le jugeaient presque tous ses conseillers, qui prétendaient que Bobo seul lui faisait faire ses volontés.

La campagne de Toghou, si meurtrière qu’elle eût été pour les Barbares, n’amenait pas leur soumission comme je l’avais espéré, et, presque immédiatement après la fêle du Cauri, on entendit parler d’une nouvelle expédition. Elle devait être dirigée vers les provinces du sud-ouest, et comme elle m’offrait une chance, la seule que j’eusse, de les visiter, je fis dire à Ahmadou que je désirais l’accompagner. Il refusa d’abord, prétextant qu’Alioun avait été tué, que c’était trop déjà ; mais il finit par céder à mon insistance, et cela si facilement qu’il était clair qu’il n’avait refusé que pour la forme. Il me fit dire de préparer beaucoup de couscous, et je me décidai, prévoyant de longues marches, à emmener une mule chargée de divers bagages.

Le 25 mars le tabala battit à la mosquée ; les différents corps de l’armée se réunissant tant bien que mal, allèrent camper, pour la nuit, à Ségou-Koro ; là commencèrent d’interminables délais. Chaque soir les griots parcouraient le camp en criant à tue-tête : Hé Conou ouatambo dali diango Khoy ! ce qui veut littéralement dire : Eh ! l’armée, que personne ne sorte demain surtout ! et le lendemain Ahmadou faisait un palabre, répétition de celui qu’il avait fait à Toghou, c’est-à-dire qu’après une lecture des guerres de Mahomet, il recommençait à réclamer la restitution des Kouloulous volés dans les dernières expéditions. La plus importante de ces restitutions fut une somme de 30 000 cauris, détournée par un Talibé à Toghou et 200 boules d’ambre prises par un Peulh.

Nous pensions qu’on allait enfin se mettre en route ; mais le lendemain on recommença le dénombrement des compagnies, et le soir les griots proclamèrent l’ordre de chercher et de réunir les traînards. Sur ces entrefaites il s’éleva entre Ahmadou et les Talibés une querelle qui retarda encore le départ.

Le 30 mars, plusieurs Talibés de haut parage, parmi lesquels des Toros des premières familles de Fouta, voulurent entrer chez Ahmadou ; mais les Sofas de garde à la porte s’y étant opposés, ils tentèrent de forcer la consigne. Les sentinelles appelèrent leurs camarades qui vinrent à leur secours, et une bataille à coups de poings, qui allait devenir sanglante, s’engageait quand Ahmadou sortit lui-même et ordonna aux Talibés de se retirer. Ceux-ci s’éloignèrent furieux et humiliés d’avoir eu tort et d’avoir eu le dessous vis-à-vis des Sofas, qui, je dois le dire, les traitent parfois assez insolemment, imitant en cela les domestiques de bien des maisons européennes. Le soir ces Talibés allèrent trouver Ahmadou pour s’excuser, mais en faisant des conditions que celui-ci ne voulut pas même écouter. Aussi le lendemain les choses s’aggravèrent. Les cinq chefs dissidents ralliaient à eux de nombreux partisans, mécontents de longue date. Ahmadou les ayant réunis en un palabre ne put en obtenir de réponse, même en les interpellant directement. À ces questions ils baissaient la tête et murmuraient des prières en défilant leur chapelet, opposant à la volonté de leur chef la force d’inertie dont il donne si souvent l’exemple.

Or, il s’agissait d’une chose capitale ; c’était d’obtenir des Talibés la parole de descendre de cheval pour marcher à l’assaut des villages que l’on allait attaquer.

Cette querelle dura jusqu’au 2 avril dans l’après-midi et ne fut apaisée que par l’intermédiaire de Tierno Abdoul Kadi, un des hommes les plus considérables du royaume, devenu chef de la justice.

Le lendemain l’armée se mit enfin en marche, remontant la vallée du Niger qu’elle laissait à sa droite.

Après avoir traversé les cultures et les villages d’une colonie de Peuhls pasteurs et agriculteurs, établis de date immémoriale, dans le voisinage de la capitale, qu’ils fournissent de lait et de jardinage, et qui ont conservé le type de leur race, nous fîmes halte le soir près des ruines de Fogni, village bambara, centre d’une insurrection récente, et dont on pouvait juger l’importance passée et la prospérité morte, par le nombre des squelettes et des ossements blanchis qui jonchaient la plaine et craquaient sous les pieds de nos chevaux.

L’aspect du pays est beau pourtant et le sol est plein de promesses pour le laboureur et le pâtre, dès que la guerre voudra les respecter.

C’est une grande plaine limitée au sud par une chaîne de collines qui semblaient s’élever à mesure que nous avancions vers l’ouest ; les espaces cultivés n’étaient plantés que de shéas (karités), dont quelques-uns étaient d’une taille remarquable ; ils atteignaient jusqu’à quarante centimètres de diamètre en dessous des branches ; autour du village nous avions vu comme d’habitude quelques centeniers et des khads, arbres de la famille des légumineuses dont la gousse sert à l’engrais des bestiaux. Dans les broussailles assez clair-semées d’ailleurs, on trouvait différents fruits sur lesquels on se précipitait. Ils sont en général mauvais, mais quand on a bien faim on est heureux de les trouver, et l’acidité de quelques-uns ne laisse pas que d’être agréable.

Mais ce qui abondait surtout, c’était le gibier. L’armée en marche, formant une ligne d’une grande largeur, rabattait en quelque sorte les perdrix et les pintades ; quand elles ne prenaient pas les devants à tire d’ailes, elles ne tardaient pas à être cernées, et prises vivantes, dans les broussailles, ou forcées à la course par de jeunes Talibés. Les lièvres, par suite d’un préjugé musulman ou autre, étaient respectés ou plutôt méprisés ; mais ce qui me séduisait et ne tarda pas à m’entraîner, ce fut la chasse à la biche ou à l’antilope. D’abord, voulant ménager mon cheval, je me contentais de voir ces agiles animaux levés et poursuivis ; bientôt, le charme l’emporta sur la raison, et je m’élançai vers une gazelle qui passait à quelques pas de moi : quelques Sofas me suivirent, et dans la journée, je forçai successivement deux belles antilopes.