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devant lui deux corps sans tête, étendus sur le ventre, avec les articulations coupées et un coup de sabre en travers sur les reins, qui avait entamé l’épine dorsale. Ces mutilations avaient été faites après coup. Mais je ne passai pas ma journée sans avoir l’atroce spectacle d’une exécution, et ce souvenir restera gravé dans ma mémoire. J’en vois encore les moindres détails. C’était un jeune Sofa de Mari qu’on avait retiré vivant de dessous un tas de cadavres. Au lieu d’être rasé comme tous les musulmans, il portait les cheveux tressés en casque, comme ceux des femmes, et à la mode bambara ; on lui avait attaché les coudes derrière le des de manière à lui disloquer en partie les épaules. Il était debout, dépouillé de tout vêtement ; un Sofa, accroupi, se tenait par derrière. Il regardait de tous côtés d’un air inquiet, quand Ali Talibé, en grand honneur à Ségou, et qui alors était bourreau en titre, homme athlétique, à la figure bestiale et à l’œil féroce, s’avança derrière lui et d’un seul coup de sabre fit voler sa tête. Le corps tomba en avant ; deux longs jets de sang s’élancèrent du col, quelques convulsions agitèrent encore ce qui avait été un homme, et, pendant qu’Ali essuyait son sabre dans l’herbe avec un calme atroce, tout mouvement cessait.


Talibé en costume de guerre. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Cependant, je m’inquiétais de ne pas voir revenir mes hommes : dans le village on se battait toujours ; une case se défendait et, malgré le feu qu’on introduisait par les toitures, elle ne se rendait pas ; ce ne fut que lorsque ses défenseurs furent atteints par les flammes que ces malheureux essayèrent de fuir et tombèrent un à un près de la porte, fusillés à bout portant.

Vers une heure, je vis Samba Yoro rentrer épuisé, portant deux fusils ; je devinai un malheur. Alioun, le plus brave peut-être de mes hommes, était tombé ; il avait une balle dans le crâne. Cependant il respirait encore, il fallait le secourir. Je dis à Samba Yoro de chercher ses compagnons ; il ne tarda pas à les réunir dans le village : Dethié avait reçu une brique sur la nuque, il avait été contusionné par l’explosion d’un baril de poudre, avait eu ses vêtements traversés par les balles, mais c’était tout ; les autres n’avaient reçu que des balles mortes. Vers trois heures on m’apporta Alioun sur une porte de case qui servait de brancard. Il avait repris connaissance, mais souffrait beaucoup. La balle logée dans l’os du crâne, au beau milieu de la tête, était tellement encastrée que d’abord le docteur crut qu’elle n’avait fait que déchirer la peau. Une fois pansé, il parut soulagé ; nous conservions encore l’espoir de le sauver, et j’achevai ma nuit sans me réveiller, malgré les impressions d’horreur dont javais fait provision pendant cette journée.

Le lendemain, le jour paraissait a peine que toute l’armée se transportait dans les broussailles pour en finir. On y trouva les Bambaras sans défense et on en fit une horrible boucherie. Une bande de quatre-vingt-dix-sept, espérant peut-être dans la clémence des vainqueurs, posa les armes et sortit d’une broussaille en criant (toubira) pardon.

Ils furent aussitôt conduits à Ahmadou entre des rangs pressés de Sofas.

On les interrogea longuement, puis tous furent livrés au bourreau, et Ahmadou, supposant que ce spectacle pouvait m’intéresser, envoya un Talibé me prévenir,