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l’ennemi, marchant au pas, et les Talibés chantant en cadence : Lahilahi Allah, Mohamed raçould y Allah[1]. L’ennemi ne bougeait pas. Les Bambaras étaient accroupis par terre, attendant sans doute qu’on eût tiré pour se lever et se précipiter sur les Talibés désarmés ; mais on ne leur en laissa pas le temps. Les colonnes s’avancèrent jusqu’à moins de cent pas de l’ennemi et se précipitèrent en courant, jusqu’à ce que les Bambaras effrayés se levassent en masse. Alors commença la fusillade au signal donné par un homme désigné à l’avance par Ahmadou dans chaque compagnie. Ce tir à bout portant sur une foule épaisse la rendit en un instant folle de terreur ; elle chercha à rentrer dans le village. Entassés aux portes, foudroyés par la fusillade des Talibés, et achevés à l’arme blanche, les Bambaras tombaient en× rangs serrés les uns sur les autres, et les Talibés, à travers les morts et les mourants, poursuivaient sur les toits, dans les rues, les nombreux fuyards. Quant à la cavalerie ennemie, au premier coup de fusil elle avait pris la fuite, en tournant le village de toute la vitesse de ses chevaux, et était allée rejoindre Mari qui, au milieu d’une garde peu nombreuse, était sur une colline, laissant à ses esclaves le soin de sa cause.


Talibé enfant allant à l’école des marabouts. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Dès que je vis les colonnes d’attaque pénétrer dans le village, je revins au galop vers Ahmadou lui annoncer la victoire, puis je partis à la recherche de mes hommes qui, eux aussi, emportés par l’ardeur guerrière et par l’amour-propre, s’étaient portés au premier rang. Je n’en trouvai d’abord aucun.

La défense du village était plus sérieuse que je ne l’avais supposé. Les Bambaras et, entre autres, toute une compagnie de Sofas de Mari, réfugiés dans une case, et sachant qu’ils n’avaient pas de quartiers à attendre, se défendaient avec l’énergie du désespoir. Un instant je vis la colonne des assaillants ramenée en déroute ; il fallut plus d’un quart d’heure pour les rallier.

Quelques bandes de Bambaras s’enfuyaient sur la gauche, où je m’étais placé pour mieux voir. Ils allaient se réfugier, dans le plus grand désordre, au milieu de broussailles épaisses, où l’on ne pouvait les poursuivre. Entraîné par des cavaliers qui faisaient mine de les charger, je partis avec le docteur, qui s’exposait beaucoup et qui, sous prétexte qu’il avait la vue basse, s’approchait sans cesse du péril, malgré mes prières ; mais bientôt nous fûmes abandonnés de tous les cavaliers, et, comme j’étais à bonne portée de pistolet, voyant toute une bande qui s’enfuyait de mon côté, je la maintins à distance avec six coups de mon revolver.

On avait fait des prisonniers qui semblaient hébétés et fous de terreur ; les uns disaient que Mari était dans le village, d’autres qu’il avait fui. On prit une de ses griotes qui, lors de la conquête de Ségou par El Hadj, avait déjà été prisonnière, puis s’était enfuie. Elle courait certes un grand péril ; mais elle était couverte d’or et elle se mit à chanter les louanges d’Ahmadou, qui lui fit grâce. En revanche, deux chefs de village, faits prisonniers les armes à la main, dans leur propre maison, furent exécutés de suite. En rejoignant Ahmadou je vis

  1. Prière musulmane : « Dieu est grand ; Mahomet est son prophète. » Je l’écris comme on prononce à Ségou.