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Mahmady, griot de la cour, poëte lauréat dans toute l’acception du mot ; capable de chanter pour n’importe qui, et de faire de la musique sur sa grande guitare mandingue pendant toute une journée, pour obtenir un cadeau.

Combien de fois ne l’avons-nous pas vu aller donner une bamboula (fête et danse nègre) à la porte d’Ahmadou, accompagné de ses sept femmes et de toutes ses griotes ou élèves de sa maison, et cela pendant six et sept jours de suite, pour obtenir un boubou richement brodé en soie, ou quelque autre chose qu’il convoitait ? La planche que nous avons donnée, page 27, est une reproduction fort exacte de ces sortes de ballets mêlés de chœurs. Ils ont lieu le plus souvent au clair de lune, ou aux lueurs d’un brasier.

Lors de sa première visite, Dialy Mahmady portait un bonnet de drap vert de la forme ordinaire des bonnets mandingues, mais ceint d’un turban en soie du Levant, broché d’or. Un manteau de soie rouge et jaune flottait sur son boubou de soie jaune et bleu, broché. Il resta longtemps assis en silence, et voyant que je ne lui faisais pas de cadeau, il finit par me demander un bonnet de velours brodé d’or, comme j’en avais déjà donné deux à Ahmadou ; je m’empressai de le satisfaire et je le renvoyai content ; j’étais sûr qu’il ne me serait pas hostile.

Dialy Mahmady était, du reste, un homme intelligent qui avait voyagé sur toute la côte ; il avait été à Sierra Leone où il avait séjourné. Il comprenait un peu l’anglais ; il avait le goût du luxe très-développé et sa maison en témoignait. Il était libre et le plus riche des griots libres, car il gagnait beaucoup avec ses sérénades et ses ballets.

Lorsque je quittai Ségou, il me confia vingt-huit gros d’or pour lui envoyer une paire d’épaulettes, un chapeau à claque, un habit d’uniforme, un pantalon et des souliers vernis. C’était une preuve de confiance bien peu commune de la part d’un noir.

Un autre de mes visiteurs fut Soukoutou, griot également, mais griot esclave, et néanmoins le plus grand seigneur de Ségou. Non-seulement sa maison, située près de celle d’Ahmadou, étonne par le style de sa construction, mais dans son habillement, dans ses manières, il y a un cachet de propreté et même de luxe et de douceur qui surprend de la part d’un noir qui n’a jamais vu de blancs. Il ne demandait jamais de présent, et, chose extraordinaire chez un griot, il donnait beaucoup, et ne venait jamais chez moi sans m’apporter quelques gourous ; quand j’allais le voir, il m’offrait en retour soit une poule grasse, soit autre chose. Je ne manquais pas, du reste, de lui faire aussi quelques cadeaux, ambre ou argent. En somme, il ne perdait pas au change, mais, je le répète, il n’agissait pas dans un but intéressé et donnait beaucoup à tout le monde. C’était un de mes plus gros acheteurs, et il payait à terme, très-régulièrement pour Ségou.

Ces impresarios africains, leur confrère San-Farba et deux ou trois vieux citadins, affectant une certaine importance, et surtout un crédit en cour qu’ils n’avaient pas, formèrent, avec notre hôte Samba-N’diaye, le fond de notre société pendant de longs mois d’attente anxieuse et d’inaction dévorante. Quelques rares promenades vers les lougans ou jardins qu’ils possédaient dans un rayon d’une ou deux lieues de la ville, furent les seules excursions que nous pûmes nous permettre du mois de mars au milieu de juillet. À cette époque, j’appris que l’armée, ramassée avec la plus grande peine par Ahmadou, allait entrer en campagne. Le 24, elle opérait le passage du fleuve à Ségou-Koro. J’allai pour la première fois à cheval jusque-là. La campagne, baignée par la saison des pluies, était verdoyante ; le mil grandissait à vue d’œil.

Rien de moins militaire, à notre point de vue, que ce transport en pirogues de l’armée à travers le Niger. Il ne put s’effectuer sans de nombreux naufrages et de nombreuses pertes de chevaux, par suite du désordre général et d’excès dans les chargements.

Dès que l’armée fut en route, il fut impossible de voir Ahmadou qui attendait, renfermé chez ses femmes, le résultat de l’expédition. Personne ne savait au juste où elle était dirigée. Mais nous apprîmes bientôt que L’armée était allée du côté de Yamina attaquer un village nommé Tocoroba, dans lequel les Bambaras révoltés s’étaient fortifiés et d’où ils pillaient à la ronde tous les villages du Fadougou. Elle avait été repoussée avec des pertes sensibles. De nombreux blessés arrivèrent dans les premiers jours d’août. On vint de la part d’Ahmadou prier le docteur d’aller soigner un chef blessé gravement : c’était le frère d’un Talibé de haut rang qui avait été tué sur place.

Une de nos voisines, brave femme de Fouta, avait perdu son mari. C’était un pauvre ménage, qui vivait du coton que filait la femme et d’un petit commerce de sel que faisait le mari. Ils avaient une petite fille et la femme était grosse ; cet événement la laissait dans la plus profonde misère. Aussi son désespoir était-il réel, et les pleurs et sanglots — qu’on entend toujours en pareille occurrence et qui sont souvent plus d’étiquette que sincères, surtout à Ségou, où une femme se déconsidérerait si on n’entendait pas ses pleurs de tout son quartier trois jours durant, — étaient cette fois l’expression d’une douleur véritable.

Dans cette même cour habitait un jeune Toucouleur d’une vingtaine d’années, avec sa femme, âgée d’à peu près quatorze ans. C’était ce qu’on peut appeler un ménage de moineaux. Pour toute fortune, le mari avait ses habits, car son fusil même n’était pas à lui. Samba-Djenéba était un pauvre hère, bon garçon au demeurant. Il avait épousé une jeune fille qui n’était pas plus riche que lui. Après avoir gaspillé un bœuf, qu’un des princes leur avait donné en cette occasion, ils étaient venus percher dans une hutte en sécos, dont tout le mobilier consistait en un tara ou lit de bambou et en une ou deux calebasses. On ne faisait pas souvent la cuisine dans ce ménage, on ne mangeait même pas tous les jours, et souvent cela occasionnait des querelles, il faut croire, car, à travers les nattes mal jointes de leur nid, on