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mil destiné au couscous, ouvrage quotidien des femmes, et enfin du fourrage pour nos mules et notre cheval.

Puis, de temps à autre, il me fallait faire aux laptots une distribution de cauris pour leurs besoins personnels, et, quelque parcimonie que j’y apportasse, les marchandises que je vendais s’épuisaient petit à petit. C’étaient surtout les étoffes de coton qui avaient cours ; mais l’ambre, le corail, étaient dépréciés à cause de la misère générale. Le gros ambre seul se vendait parmi les chefs, et encore avec peu de bénéfice.

En dehors de ces dépenses, j’avais mille petits cadeaux à faire, d’abord aux mendiants qui abondent en ce pays plus que partout ailleurs, et auxquels il faut donner, ne serait-ce que pour ne pas se déconsidérer, et ensuite aux gens auxquels je demandais des renseignements sur le pays et dont je ne les obtenais le plus souvent, bons ou mauvais, que sous la promesse d’un présent.

Tout cela m’obligeait à songer au départ ; pendant ce temps, Ahmadou passait ses journées, les premières d’avril, sous les arbres de la maison de son père. Il y palabrait. De tous côtés arrivaient des renseignements contradictoires et de
M. Mage revêtu d’un boubou-loma. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
fausses nouvelles. Un jour on annonçait l’approche de l’armée insurgée de Sansandig ; un moment après, une victoire, puis une déroute de quelque contingent, venant de l’est ou de l’ouest rallier les forces d’Ahmadou : la conclusion de tout cela était toujours un appel d’Ahmadou au dévouement de ses fidèles Sofas et des Talibés formés à l’école de son père ; mais ceux-ci, las de guerre, se souciaient peu de rejoindre l’armée.

Comme je le plaisantais à ce sujet, mon hôte Samba-Nidiaye me dit : « Ce n’est pas manque de courage, mais nous sommes fâchés contre Ahmadou ; nous manquons de tout, il ne donne rien, pas même des fusils. Il y a beaucoup d’hommes qui n’en ont pas, et, quand ils vont en demander, Ahmadou, qui en a plus de mille dans ses magasins, répond : Qu’as-tu fait du tien ? — Je l’ai vendu pour manger, pour nourrir ma femme. — Eh bien, vends ta femme, tu achèteras un fusil ! répond Ahmadou ; quoiqu’il ne s’agisse que de femmes esclaves, cela blesse, car chez les noirs il est rare qu’une esclave, une fois aimée de son maître, soit chassée ou vendue par lui, si elle ne se conduit pas mal, et à dater du moment où elle devient mère, sa liberté lui est acquise et elle ne peut plus être vendue. »

En résumé, cette conversation m’apprit qu’il y avait un mécontentement assez vif contre Ahmadou, une jalousie contre ses Sofas qu’il soigne bien, et surtout contre ses favoris intimes Mohammed, Bobo et Soutoukou, et autres, qu’il comble de cadeaux et qu’on accuse de toutes les fautes qu’il commet.

Samba-N’diaye me disait encore : « Si Ahmadou voulait, avec un seul des tonneaux d’or ramassés dans les magasins de son père, il pourrait faire vivre l’armée pendant dix ans. Au lieu de cela, il la laisse mourir de faim, et tous les six mois à peu près il fait un cadeau qui, une fois partagé, donne à chacun six cents cauris au plus et un morceau de sel. Que veux-tu qu’on fasse de cela ?

« Ce n’est pas ainsi qu’El Hadj agissait : il était très-généreux ; et quant à moi, sans ce qu’il m’a donné, je ne sais comment je vivrais. »

Parmi nos visiteurs de cette époque, je dois citer Dialy