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quarante à cinquante ans. Otage pendant vingt ans à Saint-Louis, il n’avait quitté définitivement cette ville que sous le gouvernement de M. de Grammont, dont il conservait le meilleur souvenir.

Rentré dans son pays, il s’était mis à faire du commerce ; il avait eu un comptoir de traitant à Tuabo, dans son village, jusqu’au moment où El Hadj était venu dans le pays. Dès ce moment la religion musulmane s’empara de lui et, lorsque, deux ans après, El Hadj, vainqueur jusque-là, vint à Farabanna, Samba N’diaye liquida ses affaires, et, suivi de celle de ses femmes qui voulut l’accompagner et de ses captifs, il vint grossir les rangs du conquérant. Dès lors sa connaissance des usages des blancs, son expérience en constructions lui créèrent près d’El Hadj une position exceptionnelle. Il devint l’ingénieur de l’armée. Plus tard, quand El Hadj eut des canons, Samba en fut spécialement chargé, et c’est en partie grâce aux ressources qu’il inventa pour réparer sans cesse les affûts cassés, qu’El Hadj put pousser ses conquêtes jusqu’au bord du Niger, les obus jouant un rôle décisif dans ses batailles. Enfin, lorsque El Hadj, maître de Ségou, se décida à partir pour faire la conquête du Macina, Samba N’diaye ayant désiré rester à Ségou, reçut le poste d’ingénieur en chef des fortifications et de gardien de la maison d’El Hadj (voy. p. 74).

Dès qu’il avait su que des blancs venaient trouver El Hadj, il avait sollicité d’Ahmadou l’honneur de les loger, alléguant sa connaissance de leurs usages, de leur langue, et lui disant que si son père avait été là à coup sûr il les lui eût confiés.

Bien que Samba N’diaye ne jouisse pas près d’Ahmadou de toute la considération que le prophète lui accordait, il est écouté dans certaines questions et particulièrement en ce qui regarde les blancs, et cette fois, il avait eu gain de cause sur les griots favoris du roi et sur d’autres chefs qui se disputaient l’honneur de nous loger, uniquement au point de vue de leur intérêt.

En effet, sachant que, selon l’expression du pays, Ahmadou voulait nous recevoir, chacun prévoyait une abondance de vivres, de sel et de cadeaux en tous genres auxquels l’imagination des noirs ne donnait pas de bornes, et on se disait que celui qui nous logerait en aurait sa bonne part.

Samba N’diaye, bien entendu en sa qualité de Bakiri, n’était pas moins intéressé que les autres ; mais son long séjour parmi les blancs lui avait donné un certain respect humain, et il était moins mendiant que la plupart de ses frères ou cousins, qui ont pris depuis longtemps l’habitude de regarder les blancs comme des gens qui doivent forcément donner. Il faut bien dire que le système déplorable de donner des cadeaux avant de commencer la traite, système qui a été si longtemps en vigueur, était bien fait pour enraciner ces idées dans la tête des noirs du Sénégal, et il ne faut pas perdre de vue que c’était à des Sénégambiens, en général, que j’allais avoir affaire.

Jétais à peine installé dans ma nouvelle maison que je vis venir Seïdou et Ibrahim, les deux courriers expédiés par le gouverneur pour annoncer mon voyage à Ahmadou. Ils étaient arrivés depuis cinq mois. Leur route s’était effectuée sans difficulté par Médine, Koniakary, et Dianghirté, d’où ils s’étaient dirigés avant la révolte par la route directe du Bélédougou. Bien reçus par Ahmadou, ils avaient demandé en vain à aller au Macina trouver El Hadj ; sous prétexte de l’état de guerre du pays, on les en empêchait, et on ne les laissait pas retourner en leur disant qu’il fallait qu’ils rapportassent au gouverneur la réponse d’El Hadj.

On les avait logés chez un griot toucouleur dont ils se louaient beaucoup, et que je connus bientôt ; c’était un nommé Samba Farba ou San Farba, brave homme dont je n’ai jamais eu qu’à me louer. Il avait été à Saint-Louis, à Bakel et dans tous les postes du fleuve ; il connaissait un grand nombre de vieux traitants. Contre l’habitude des griots, jamais il ne me demanda rien, et, quand je lui faisais un petit cadeau, sa reconnaissance se traduisait de la façon la plus énergique. C’est certainement un des Africains dont je me souviens avec le plus de plaisir.

Seïdou et Ibrahim, depuis leur arrivée à Ségou, avaient été en mesure de se mettre au courant de la politique, et eussent pu me rendre de grands services ; mais à cette époque je ne parlais pas assez le yoloff, et pas du tout le toucouleur ; il leur eût fallu prendre un interprète, et telle est la défiance des noirs qu’ils n’eussent pas osé confier à quelqu’un de mes laptots la vraie position d’Ahmadou, de crainte d’être accusés près de ce dernier, dont, pendant leur séjour, ils avaient appris à redouter la colère. Enfin, soit prudence, soit insouciance, ils ne me renseignèrent pas suffisamment, et bien qu’il y eût, de la part de Seïdou surtout, certains mots qui me donnaient à réfléchir, jamais il ne fit connaître franchement et complétement ce qu’il savait, pas plus qu’il ne le fit plus tard à l’égard du gouverneur, quand je le renvoyai à Saint-Louis. C’est à mes dépens et à la suite d’un séjour prolongé que je suis arrivé à connaître la vraie situation du pays, l’histoire d’El Hadj dans ces dernières années, et le dernier mot de la politique locale.

L’hospitalité d’Ahmadou fut d’abord très-large. Le jour de notre arrivée, nous trouvâmes dans la case de Samba N’diaye un mouton gras, magnifique spécimen de l’espèce ovine, remarquable par sa taille, et surtout par sa graisse.

Au Sénégal, et surtout dans le haut du fleuve, on voit souvent chez les traitants, des moutons presque aussi beaux, engraissés pour la fête de la Tabaski ; ils valent de cinquante à soixante francs ; mais je n’en avais jamais vu d’aussi gras que celui-ci. Quelques instants après, on nous apportait deux grandes couffes de riz, une pierre de sel d’une valeur d’au moins dix mille cauris au taux du jour, et qui plus tard en a valu jusqu’à soixante mille, c’est-à-dire cent quatre-vingts francs environ.

Un peu après, ou nous annonça l’arrivée d’un bœuf