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nous naviguâmes toute la journée. Tantôt le lit du fleuve était encombré par d’immenses bancs de sable, tantôt il était coupé par des îles qui diminuaient la largeur au profit du fond. Ces îles, dont le sol était quelquefois assez élevé pour n’être pas entièrement couvert aux hautes eaux, étaient en général boisées. D’instants en instants nous passions devant des villages, presque tous assez bien peuplés, situés surtout sur la rive gauche et au bord même du fleuve, tandis que sur l’autre rive, les inondations périodiques les forcent à s’établir sur une berge intérieure à l’abri des eaux.

Nous laissâmes successivement derrière nous Tamani, Mignon, les ruines de Say, village visité par Mungo-Park, et nous vînmes coucher à Sama, immense village formé de trois hameaux, dont les noms de Sama-Soninké, Sama-Bambara, Sama-Somonos, indiquent suffisamment les différentes populations. Le premier avait été détruit depuis six mois par Ahmadou, et il paraît que les autres menaçaient de se révolter. Néanmoins, je me couchai et dormis sans crainte, jusqu’à minuit. Pendant ce temps, Bakary Guèye veillait.

À deux heures je fis faire le branle-bas et on se remit en marche quarante minutes après.

Dès le point du jour, les berges du fleuve présentaient une plus grande animation que la veille. Les troupeaux tachés de noir et de blanc apparaissaient sur les bords ; les silhouettes des noirs pasteurs se dessinaient grandes, élancées. Dans quelques endroits, ils traversaient le courant pour aller faire paître leurs troupeaux. Sur la rive droite, on voyait, de distance en distance, des files d’hommes, de femmes, portant des calebasses, quelquefois un ou plusieurs cavaliers cheminant paisiblement. Cette animation et quelques arbres plantés sur la berge même contrastaient avec le calme et la presque nudité du pays traversé la veille. Enfin, à sept heures vingt minutes, nous passâmes par le travers de Faracco, grand village de la rive gauche peuplé de sofas d’Ahmadou, et presque de suite nous vîmes Ségou-Coro (le vieux Ségou), situé sur la rive droite en face de beaux groupes d’arbres. Les restes d’un palais en terre très-ornementé, dont les façades en ruines sont encore debout, frappent tout d’abord les yeux au milieu des murailles à demi écroulées et désertes. Nous ne nous y arrêtâmes que le temps nécessaire pour acheter un peu de lait, du beurre et du bois, à un petit marché installé sous un arbre, et nous continuâmes à descendre le fleuve.

À neuf heures un quart, nous avions sur notre droite Ségou-Bougou ou village des jardins de Ségou ; presque en face, sur l’autre rive, ou apercevait Kalabougou. Nous changeâmes de canotiers. La foule s’amoncelait, de nombreux cavaliers passaient sur la plage quelques-uns lancés au grand galop. Nous en rencontrâmes un groupe plus nombreux qui prenait le chemin de Yamina ; ainsi que nous l’apprîmes plus tard, c’était un chef qui allait à Nioro chercher des hommes pour renforcer l’armée d’Ahmadou. Nous défilions lentement le long des rives bordées de monde ; le bruit de notre arrivée se répandait.


Ségou-Sikoro. — Aspect de la ville. — Notre entrée. — Arrivée chez Ahmadou. — Sa demeure. — Ahmadou. — Premier palabre. — Nous traversons la ville. — La maison de Samba N’diaye. — Hospitalité et diplomatie africaines.

À dix heures huit minutes, nous arrivions à Ségou-Coura (le nouveau Ségou), et une demi-heure après, nous débarquions Famahra dans un de ces villages en paille désignés sous le nom de goupouillis, et formant le faubourg de Ségou-Sikoro. Dès lors, plus de trace de Ségou sur l’autre rive, et ce n’était pas mon moindre étonnement ; car toutes les traductions du voyage de Mungo-Park mentionnent l’existence de quatre Ségou, deux sur chaque rive du fleuve. N’en faut-il pas conclure qu’arrivé à Faracco ou Kala-Bougou, sur la rive gauche, et voyant en face de lui, sur la rive droite, Ségou-Bougou et Ségou-Koro, il aura supposé que ces deux localités portaient le même nom ? Cela me semble d’autant plus probable qu’il parle des hautes tours du palais du roi, et que, à l’exception d’une maison dont on voit encore les ruines à Ségou-Sikoro, et qui était le palais d’Ali, on m’a dit qu’il n’y avait aucune maison à un étage, au moment de la conquête, tandis qu’à Ségou-Koro, il y avait au moins deux palais, aujourd’hui en ruine, mais dont les murailles témoignent encore de la hauteur qu’ils avaient à cette époque.

Quoi qu’il en soit, tout en cherchant la solution de cette difficulté, je demandai, afin de ne pas être assailli par une foule sans cesse grossissante, que l’on me fît traverser le fleuve jusqu’au retour de Famahra qui se rendait chez Ahmadou, pour lui annoncer mon arrivée et prendre ses ordres. On me transporta donc sur la plage de sable qui s’étend en face et un peu à l’est de Ségou-Sikoro. Je profitai du délai pour prendre un bain. De ce point, nous apercevions Ségou-Sikoro en entier. Sa haute muraille grise, élevée sur le bord même de la berge, dominait une plage rocheuse littéralement couverte de population. Il y avait là des femmes, en grand nombre, se baignant, lavant, puisant de l’eau dans des calebasses ; les unes s’en allaient isolément, les autres en file et en ordre sous la conduite d’un chef de captifs ; mais ce qui éveillait le plus l’attention, c’était le bruit de la multitude dominant toutes les autres rumeurs à travers le fleuve ; c’était une animation que je n’avais jamais vue depuis mon départ de Saint-Louis et à laquelle on peut à peine, dans cette ville, comparer le quai de la Pointe du Nord, lorsque les laveuses y viennent en foule.

Nous attendîmes assez longtemps : vers deux heures, Famahra revint. Il nous fit signe, et nous retraversâmes de suite pour accoster presque au milieu de la ville, sur un banc de roches. Notre guide était accompagné d’un noir qui nous souhaita le bonjour en bon français. Cet homme était vêtu en musulman ; mais sous son turban, sa physionomie, intelligente d’ailleurs, avait une expression indéfinissable qui me fit de suite supposer que c’était un ouvrier de Saint-Louis. Son nom contribua à m’induire en erreur. Il s’appelait Samba N’diaye et les N’diayes sont des Yoloffs. Il parlait bien le français et on voyait qu’il avait dû le mieux parler