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on n’en veut pas, elles se vendent à vil prix, car on dit qu’il est impossible d’en venir à bout et de les empêcher de s’échapper.

Nous avions fait le tour du marché. Dans le milieu, se tenaient une masse de femmes avec des calebasses, des paniers, vendant un peu de tout : du mil, du pain de singe, du maïs, du tamarin, des herbes, des haricots, des arachides, du couscous, du piment, etc., etc.

Il y avait aussi des marchandes de poisson étalant leur marchandise à tous les degrés de fraîcheur et de décomposition, en passant par le poisson fumé. Une odeur infecte s’élève de leur étalage où se presse toujours un grand concours de femmes, qui, trop pauvres pour se payer de la viande, achètent un peu de poisson gâté pour assaisonner la sauce de leur lack-lallo.

En rentrant dans la case, je m’aperçus qu’il fallait songer à nous nourrir, et que nous n’avions pas de cauris. Je déballai de suite quelques marchandises que je priai Famahra de vendre, en lui assurant un bénéfice. Je lui fixai quelques prix assez peu élevés, et j’allai me reposer. J’en avais grand besoin ; je m’étais cru vaillant et les courses de cette journée m’avaient excédé.

Le soir, je demandai à Sérinté de me procurer une pirogue pour traverser le fleuve, afin de me baigner à l’abri des importuns ; je voulais en même temps sonder le courant et prendre un croquis de la ville.

Le lendemain de grand matin, nous allâmes chez un nommé Bakary Kané, Soninké, chef des bateliers de l’endroit, qui sont désignés sous le nom de somonos ou pêcheurs. En entrant dans sa maison je fus surpris de traverser un grand magasin d’engins de pêche de toute espèce, fabriqués dans le pays. Il y avait là des filets en grosse corde, à mailles d’un décimètre de côté, d’autres, en corde moyenne, de coton gros et fin, des lignes, des hameçons des fabriques d’Europe et de celles du pays. Les grosses cordes sont faites d’une espèce de chanvre indigène (n’da-dou en bambara) que j’ai eu l’occasion de voir travailler plus tard. Les Yoloffs l’appellent bissabbouki ou bissab sauvage ; il pousse en abondance sur les bords du fleuve, et fournit un chanvre gris très-solide, qui résiste surtout dans l’eau, où les cordes en écorce de baobab se pourrissent de suite.

Au moment ou j’entrai, Bakary peignait une perruque de ce chanvre avec un véritable peigne en bois sorti des fabriques du pays.

C’était un grand noir à barbe blanche, d’une physionomie douce et souriante. Il me reçut très-bien, nous fit visiter sa maison et nous présenta même ses femmes, qui, je dois le dire, n’étaient pas très-belles ; à notre entrée elles se sauvèrent tout d’abord, mais elles ne tardèrent pas à revenir sans trop de frayeur. Il fit disposer de suite une pirogue et nous accompagna lui-même de l’autre côté du fleuve.

Voici ce que sur le Niger on appelle des pirogues. C’est une triste machine de dix mètres de long sur environ un mètre de large ; la nôtre était composée de deux grandes pièces de bois ou demi-pirogues réunies par le milieu bout à bout, et fixées par un transfilage en grosse corde, fait assez artistement ; les fentes et les sutures sont calfeutrées avec quelques herbes, de l’étoupe du pays et un peu de terre glaise. De plus, comme généralement ces deux morceaux principaux sont plus ou moins troués, on y met force pièces de bois fixées absolument de la même manière. Quelquefois on met aussi, sur les fentes, des planches fixées au moyen de clous en fer fabriqués dans le pays. La forme de cet ensemble de pièces et de morceaux est relevée légèrement aux deux extrémités, mais plus fortement dans le centre. À mesure que la pirogue vieillit, les liens du milieu se détendent et les extrémités plongent, comme cela se voit dans les vieux navires européens. L’eau les envahit plus facilement alors, et il faut constamment un ou deux hommes pour la vider pendant qu’on est en marche ou à la pêche. De plus, sur un fleuve aussi large que le Niger, où, quand il vient une forte brise, les lames ont quelquefois jusqu’à un mètre de haut, les pirogues, surprises avant d’avoir pu relâcher, coulent en quelques instants.

Il n’entre guère dans leur construction que du bois de cailcédra, qui, dans le pays, atteint de très-belles dimensions. Si on voulait se limiter aux parties saines, on tirerait de ces arbres de jolies pirogues dont on pourrait réduire le poids, et qui, même au point de vue de la charge, porteraient plus que ne le font ces informes bateaux si lourds, et qui, par respect pour la routine, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, sont toujours formés de deux pièces au moins.

Pour nous éviter de faire la traversée les pieds dans l’eau, on avait garni le fond de la pirogue d’un gros paquet de filasse du pays. Mais, bien que je n’estime pas à plus de six cents mètres la largeur du chenal à traverser, nous n’étions pas de l’autre côté que déjà nous prenions un bain de pieds. Deux hommes poussaient sur le fond avec un bambou de quatre à six mètres de long, et, pour gouverner, un homme se tenait à l’arrière, debout, le pied appuyé sur une traverse et nous dirigeait ainsi au moyen d’une perche.

Nous avancions lentement. Dès que nous fûmes de l’autre côté, M. Quintin essaya de nager pendant que je me mis à dessiner un croquis de la ville et de la pirogue qui venait de nous faire traverser le fleuve. Quand j’eus fini, le docteur était déjà sorti de l’eau qu’il avait trouvée très-froide, et c’est une remarque que mes noirs firent constamment pendant leur séjour, que l’eau du Niger est bien plus froide que celle du Sénégal. En regagnant la rive où se trouve Yamina, je cherchai à estimer la profondeur du courant d’après les bambous qui tiennent lieu de gaffes ; dans l’endroit le plus profond, en face de la ville, elle dépasse à peine deux mètres dans cette saison.

La rive droite du fleuve est, comme celle de gauche, bordée d’un grand banc de sable fin, recouvert aux hautes eaux. La berge, située bien plus loin que nous n’étions, était très-déboisée. Il y régnait assez d’animation, car c’était jour de grand marché à Yamina, et des villages voisins on voyait arriver des hommes et