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séjour à Yamina, elle valait vingt mille cauris, c’est-à-dire le prix d’un captif.

Nous arrivons aux boucheries. Ce n’est pas la partie la moins curieuse du marché, et en dépit de la foule qui nous serre, nous coudoie et se dédommage de la distance à laquelle on l’a tenue de notre case, nous avons sous les yeux un spectacle original. Les boucheries sont toutes du même côté du marché. Elles ne diffèrent des autres baraques que par des piquets munis de crochets naturels auxquels on suspend les morceaux de viande, et par les fours placés, soit sous le hangar, soit devant, et dans lesquels on fait griller jusqu’à des gigots entiers de bœuf. Ce sont des fours circulaires, en terre, sur lesquels sont placées des traverses en bois de cailcédra qui tiennent lieu de grils à rôtir. On allume en dessous et la viande se cuit en se fumant.

Généralement le bœuf est tué à la boucherie au milieu même du marché. Suivant l’usage musulman, après lui avoir attaché les jambes, on le couche tourné vers l’est, et un marabout qui, pour cela, reçoit une part de viande, vient lui couper la gorge, en murmurant une invocation ou simplement le mot Bissimilahi. Quelques bouchers soufflent ensuite le bœuf avec la bouche, mais c’est un raffinement auquel on ne se livre pas toujours au marché et presque jamais dans les autres circonstances. Le bœuf est alors dépouillé de sa peau, sur laquelle on le dépèce. Le sang a été recueilli avec soin dans des calebasses ; ce qui a échappé glisse, par une rigole, dans un trou qui est quelquefois garni d’un vase en terre où on ira le recueillir.

Rien ne se perd, ni les boyaux qui vont servir à faire un boudin grossier, dans lequel on ne met pas le sang, mais bien des morceaux de tripes, ni la rate, ni le poumon qu’on laisse sécher au soleil pour entrer, fortement faisandés, dans l’assaisonnement du coulis du lack-lallo. Le sang sera bouilli et réduit en grumeaux. Dans cet état, on le débitera par petites mesures soit pour être mangé tel quel, soit pour assaisonner une sauce quelconque. Enfin, le foie sera grillé et mangé au naturel. Ces morceaux, qui se vendent cuits, sont ceux des pauvres. Au Sénégal, dans les villages du fleuve, nul ne mange du bœuf s’il ne l’a tué dans sa case ou chez ses parents ; là il y a déjà progrès, et quiconque a de l’argent peut manger de la viande selon ses moyens.

L’argent ici, c’est le cauri.

Le cauri, en yoloff petauw, en peuhl tiédé, en bambara koulou, est une coquille univalve des mers de l’Inde, qui sert dans une grande partie de l’Afrique de monnaie pour les transactions. Son taux ou sa valeur relative varie énormément suivant les localités et quelquefois à vingt lieues de distance.

Elle arrive à la côte d’Afrique par chargements de navire et sert tout le long de la côte de Guinée, entre le cap des Palmes et Lagos, à tous les achats des traitants qui, grâce à elle, réalisent d’immenses bénéfices, surtout sur le commerce de l’huile de palme. Dans le bas Niger elle a également sa valeur ; mais dès qu’on arrive à Libéria et qu’on remonte la côte on n’en trouve plus trace qu’à titres d’ornements, comme dans certains costumes des Yolas de la Cazamance, ou dans la coiffure des Peuhls. Ce n’est véritablement que dans le bassin du Niger, c’est-à-dire de Tombouctou au nord jusqu’à Kong au sud et du Bélédougou au lac Tchad, qu’elle a un cours bien régulier. Sa valeur sur les bords du haut Niger est d’à peu près trois francs le mille ; mais quand je dis le mille, il faut s’entendre ; car les cauris ont une numération toute spéciale. On les compte par dix, et il semble tout d’abord que le système de numération soit décimal ; mais il est appliqué de telle manière par les indigènes que, pour eux, 8 fois 10 = 100 ; 10 fois 100 = 1 000, 10 fois 1 000 = 10 000 ; 8 fois 10 000 = 100 000 ; ce qui fait que leur 100 000 (oguinaïé temedere en peuhl) n’équivaut en réalité qu’à 64 000, que 10 000 (oguinaïé sapo) représente 8 000 ; que 1 000 (guiné-oguinaïé) n’est que 800 et que leur 100 n’est que 80. Cependant avec un peu d’habitude un étranger arrive à compter assez rapidement, même dans ce système. Quant aux gens du pays, leur manière d’opérer est bien simple. Ils comptent par cinq cauris à la fois qu’ils ramassent avec une dextérité et une promptitude qu’on n’acquiert qu’à la longue, et quand, en agissant ainsi, ils ont compté seize fois cinq, ils font un tas : c’est leur cent. Quand ils ont cinq de ces tas, ils les réunissent, en font cinq autres, réunissent le tout : c’est mille.

Les commerçants et les femmes, pour éviter les erreurs, font d’abord ordinairement une masse de petits tas de cinq cauris et les réunissent par huit groupes qui font un demi-cent ou débé en bambara.

Outre cette monnaie courante, il y a une monnaie de convention qui est le captif. On fait un marché en captifs, comme on le ferait chez nous avec toute autre monnaie. On discute par exemple les prix d’un cheval ou d’un bœuf en captifs et fractions de captifs. Bien qu’en moyenne le captif corresponde, comme je l’ai dit, à une valeur de vingt mille cauris, en réalité lorsqu’il s’agit de l’achat d’un esclave, cette valeur varie suivant son âge, son sexe, sa beauté et sa force, de quatre mille à quarante mille cauris, mais bien rarement au-dessus.

Un spectacle hideux est celui du bazar des esclaves. C’est une grande hutte entourée de barrières. Une centaine d’esclaves des deux sexes de tout âge, depuis des vieillards jusqu’à des enfants non sevrés, s’y trouvaient, les uns aux fers, les autres libres, et une douzaine de marchands ou courtiers de commerce étaient là pour vendre ou pour acheter.

Dès qu’un amateur, rôdant autour de ce bétail humain, avait désigné celui ou celle qu’il voulait acheter, pauvre être, souvent plongé dans le plus profond sommeil, le maître de l’esclave le faisait lever : si c’était un jeune enfant, on le mesurait alors pour savoir son âge, on visitait ses dents, on tâtait ses épaules. Ce sont les seuls esclaves que j’aie jamais vu vendre, quant aux vieux ou plutôt aux vieilles (car, en général, les hommes faits sont rares sur les marchés, ayant presque toujours été tués au moment où on les fait prisonniers),