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grise des murailles se dessine nue à l’horizon ; quelques masses la dominent ; ce sont des espèces de minarets qui surmontent les mosquées, tours de forme ogivale et massives, auxquelles on monte quelquefois extérieurement par des morceaux de bois débordant la charpente et servant d’échelons. De loin en loin quelques palmiers élancés rompent, par leur feuillage pittoresque, la monotonie de ce coup d’œil ; mais tout cela est mort, mort comme le commerce de plus en plus languissant de la ville.

Ah ! certes, il est beau d’éviter la guerre ; plus que personne peut-être je l’ai en horreur ; mais quand dans un pays il n’y a pas de patriotisme ; quand il n’est peuplé que de castes rivales se haïssant et oubliant tout autre soin que celui de leur antagonisme mercantile, ce pays, à l’heure des suprêmes dangers, périra, non faute d’habitants, mais faute de cœurs et de bras pour le défendre. Yamina languit et meurt. Sansandig s’est révoltée, a rompu avec les traditions de la paix à tout prix ; elle a sauvé jusqu’ici sa liberté et, tout ensanglantée qu’elle est, elle survivra peut-être.

Le 23 février, je m’éveillai un peu reposé et je m’occupai à me nettoyer. Ce ne fut qu’après plusieurs lavages à l’eau chaude que je parvins à me débarrasser de la couche de crasse dont le voyage avait enduit tout mon corps, en dépit de tous mes efforts journaliers. Je me rappellerai toujours l’effet que je produisis au sortir de ma case après
Jeune fille Soninké (voy. p. 52). — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.
avoir quitté mon paletot de route, et remplacé la chemise de flanelle par une chemise blanche, la seule que je possédasse. Tous mes hommes furent étonnés du changement que cette toilette venait d’apporter à ma personne. Je n’étais pas bien élégant certes, et si, même au cœur de |’été, je m’avisais de paraître, dans ce costume, dans le plus petit salon, on s’empresserait de me chasser ou de me refuser la porte ; mais j’étais propre, mes vêtements n’étaient plus déchirés par les branches d’épines, et l’amour-propre de mes noirs était flatté de ce que leur-chef n’avait plus l’air d’un mendiant dans une contrée étrangère.

Je me disposais à aller visiter le marché quand Sérinté, notre hôte, nous arrêta et me proposa d’aller faire visite au chef du village. Jusqu’alors j’avais considéré Sérinté comme étant ce personnage ; mais dans ces pays, demandez à n’importe qui s’il est le chef et jamais son amour-propre flatté ne lui permettra de dire non.

Nous partîmes donc, et après nombre de détours, dans des rues étroites et sur des places qui n’étaient que d’immenses trous dont on avait retiré la terre pour construire la ville et qui aujourd’hui se remplissaient lentement avec les immondices, nous arrivâmes à une grande maison assez propre. De case en couloir, de couloir en cour, et de cour en case, on nous fit entrer dans une grande maison, haute de quatre mètres, dont la toiture, comme toutes les autres, était en terrasse soutenue par des piliers de bois. C’est ce que, dans le pays, on nomme un bilour ou bolérou, case inhabitée, destinée aux palabres ou conversations, à prendre les repas, à s’abriter le jour du soleil, et servant la nuit au coucher des gamins et des esclaves non mariés.

La muraille nue était peinte en gris avec de la terre glaise et de la vase mélangée de bouse de vache.

Nous attendîmes là un quart d’heure l’arrivée de Simbara Sacco, vieux Soninké, chef de tous les Saccos : clan ou grande famille de Soninkés. Nous échangeâmes quelques formules de politesse. Je dis que je venais voir Ahmadou, ce qui parut l’intéresser médiocrement, et nous nous retirâmes.

En le quittant je traversai le marché entraînant la foule sur mes pas. À Yamina, comme dans toutes les villes du Soudan, il y a, outre le marché quotidien ordinaire, un jour de grand marché ou de foire par semaine ; acheteurs et vendeurs y viennent en foule et même de fort loin, et à la vue de ce qu’étaient encore ces réunions commerciales dans cette ville ruinée, nous avons pu nous faire une idée de ce qu’elles étaient à l’époque où les grandes caravanes y affluaient du nord et du midi, et où le sel de Tichit apporté par les chameaux du Sahara, s’y échangeait contre l’or de Bouré et les noix de Kollat cueillies sur les montagnes de Kong.

Mage.

(La suite à la prochaine livraison.)