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Un couloir sombre conduisait à deux cours intérieures habitées par les esclaves de la case, dont quelques-uns, serviteurs de père en fils, nés dans la maison, faisaient pour ainsi dire partie intégrante de la famille ; sur la droite, un petit couloir aboutissait au gynécée, c’est-à-dire à une cour autour de laquelle étaient les cases des femmes de Sérinté. On nous logea tout au fond dans une autre cour étroite sur laquelle ouvraient cinq à six petites cases dont les portes avaient presque la hauteur d’un homme, mais dont l’intérieur n’offrait guère que la place nécessaire pour mettre un lit.

On en dégagea deux pour nous et une pour Famahra et on nous promit que nous serions seuls, que la foule n’entrerait pas, que nous étions chez nous ; on nous prodigua enfin toutes les assurances qui pouvaient nous faire espérer le repos. Vaines paroles ! promesses faciles à faire, mais impossibles à exécuter !


Coiffures et anneau nasal des femmes bambaras (voy. p. 52). — Dessin de É. Bayard d’après l’album de M. Mage.

En effet, malgré les factionnaires qu’on plaça à l’entrée de la cour, j’avais à peine fini d’installer les bagages dans la case et de les mettre à l’abri, que notre maison était véritablement assaillie. Ce furent d’abord quelques chefs maures de caravanes, chérifs de Tichit ou de Oualata et un du Touat même plus insolent que les autres : ils avaient obtenu de Sérinté, par intimidation, de les laisser entrer et venaient m’accabler de questions. Je fus d’abord poli, puis je leur dis que je désirais me reposer, et comme cela ne produisait pas d’effet, je me couchai sur ma natte. Mais alors le chérif du Touat ne s’avisa-t-il pas, de vouloir, me faire réciter des prières musulmanes, me disant : Goulou Bissimilahi Rhamane e Rahemani. Alors la patience me manqua et ma réponse fut tellement énergique que je n’oserais pas la relater. Quoique musulmans pour la plupart, les hommes de mon escorte, qui ne pouvaient pas souffrir les Maures, en furent enchantés et se moquèrent d’eux, leur disant qu’ils perdaient leur temps avec les blancs.

Quant à moi, sentant que ma patience était à bout, je rentrai dans ma case, et le Maure du Touat ayant voulu m’y suivre je lui fermai, avec fureur, la porte sur la figure. Je crois qu’il comprit cette fois, car il se retira et ne revint point. Quant aux autres, peu à peu, je m’en débarrassai plus facilement, car n’ayant pas de ménagements à garder avec eux je les aspergeais d’eau chaque fois qu’ils me tracassaient, et l’eau pour les Maures est pire que le feu.

Je pus ainsi sortir de ma case et prendre l’air dans la cour. Le soir je reçus un cabri, deux poules, du riz et mes hommes eurent le repas national traditionnel, le lack-lallo. Le lendemain, sur ma demande, on me procura un peu de lait frais, article fort rare depuis que les Bambaras avaient enlevé les troupeaux de la ville et les avaient emmenés au Bélédougou.

Pour bien comprendre la position critique de Yamina, il faut savoir que cette ville de marchands, qui, jusqu’alors n’avait jamais eu de murailles et n’avait eu d’autre souci que son commerce, était en butte à toutes les misères. Depuis que Sansandig s’était révolté (et c’était dès maintenant un fait certain pour nous), tous les efforts des Bambaras tendaient à faire révolter Yamina, à y mettre garnison, pour couper ainsi à Ahmadou sa seule route d’approvisionnements, celle de Nioro, que nous avions suivie depuis Toumboula.

La population de la ville est toute composée de Soninkés, gens paisibles, dont j’ai déjà esquissé les principaux traits de caractère ; et telle est leur horreur de la guerre, que lorsque l’armée conquérante d’E] Hadj se présenta à Yamina désert et s’y établit, les chefs soninkés vinrent se rendre en disant : « Tu peux nous couper le cou, tu peux prendre nos richesses, nous te payerons l’impôt, nous te reconnaîtrons pour roi, nous ferons tout ce que tu voudras, tout excepté la guerre. Nous, nos pères et les pères de nos pères ne l’avons jamais faite et nous ne la ferons pas. »

Fatale déclaration qui les livra, pieds et poings liés, aux pillages des talibés d’El Hadj, et plus tard, quand j’arrivai, à ceux de l’armée d’Ahmadou, qui vit à leurs dépens sans les défendre contre les Bambaras révoltés.

Les trois quarts de la ville sont inhabités ; les maisons désertes tombent en ruine ; leur toiture a servi à allumer les feux de bivouac de l’armée conquérante, et elle n’a pas été rétablie.

Aussi cette ville, où arrivaient et d’où partaient chaque jour des caravanes qui se dirigeaient sur Tichit, Bouré, Sierra-Leone, Kankan et Tengrela, cette ville, la rivale, l’émule de Sansandig, est aujourd’hui morne, triste, découragée, sans chef, en proie aux factions. On n’y vit pas, on y tremble, et son aspect, dont je m’étais fait une joie à l’avance, me combla de tristesse.

Lorsqu’on arrive à Yamina, sur la plaine qui domine un peu les murailles, on n’aperçoit aucune culture, on ne voit rien qu’une herbe maigre et des broussailles qui témoignent de la lâcheté des habitants. Plus on approche, plus on est frappé de cette nudité, la ligne