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Après avoir échangé le bonjour avec nous, ce vieux noir, que je reconnus tout d’abord pour un Soninké, se mit à causer un instant avec Famahra et dit qu’il allait nous loger. Il entra avec moi dans cette maison habitée jadis par la fille des rois ; mais, bien que je fusse disposé à m’en contenter afin de mettre un terme à mon malaise, il ne la trouva pas convenable. Il est de fait que ses toitures étaient effondrées, que ses cases inhabitées servaient de lieux d’aisances publics, comme toutes les maisons désertes de la ville. Il n’y avait là qu’une cour intérieure à peu près propre et quelques personnes y avaient élu domicile. Or, avant tout, je désirais être seul. Il m’emmena alors chez lui. On rechargea les bagages, nous traversâmes la ville et nous arrivâmes à une porte simple mais propre. C’était la maison de Sérinté, notre hôte, le vieillard obligeant.

Cette promenade à travers la ville, où nous fûmes suivis d’une foule compacte que Famahra chassait à grands coups de corde, frappant sans plus de façon, et à ma grande joie, aussi bien sur les Maures que sur les enfants, ne manquait pas d’une certaine originalité. J’éprouvais un plaisir indicible à voir les orgueilleux Maures, pour lesquels un noir n’est jamais qu’un esclave, humiliés à leur tour, et je me prenais à penser que le jour s’approchait où les noirs, se relevant tout à coup de la léthargie dans laquelle ils sommeillent depuis des siècles, chasseraient ces dominateurs de leur frontière, changeraient leur rôle de victimes contre celui de conquérants et refouleraient dans le désert ces populations nomades qui n’auraient plus d’autre ressource que de se faire les courtiers de commerce du grand Sahara.


La maison de la fille du dernier roi de Ségou, à Yamina. — Dessin de Émile Bayard d’après l’album de M. Mage.

Malheureusement, je l’ai reconnu depuis, l’ascendant du Maure n’est pas près d’être ruiné dans l’esprit du noir, et la scène à laquelle j’assistais était un simple réveil d’un enfant en révolte, abusant de sa force du moment pour retomber le lendemain sous la férule de son maître.

Sans doute le jour viendra où les noirs auront une ère réparatrice. Il dépend de l’Europe d’en avancer l’heure, mais elle n’est pas encore sonnée, et ces malheureuses races, qui ont toutes nos sympathies, parce qu’au fond elles sont bonnes malgré tous leurs défauts, s’agitent encore dans les ténèbres de l’ignorance et de tous les préjugés que l’islamisme conquérant leur a inculqués.

La maison dans laquelle nous arrivions n’avait rien de remarquable à l’extérieur : à la porte, sous un petit hangar, se tenait une marchande qui vendait des arachides grillées, des haricots bambaras également grillés, deux ou trois préparations du pays, telles que boules de couscous aggloméré avec du miel, du poivre et d’autres aromates du pays, préparation désignée sous le nom de Bouraquié ou Bouraka. On y confectionnait aussi des momies, ou galettes de mil au beurre de karité.

Sous la porte travaillait un artisan important, le cordonnier du maître de la maison, c’est-à-dire son homme de confiance, son ami, son ouvrier en cuir, auquel, à un moment donné, on confie la mission la plus délicate, mais qui appartient à une caste méprisée à l’égal des griots, et à laquelle aucune femme d’une autre classe ne voudrait jamais s’allier, si pauvre qu’elle soit.