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cadeau, mais peut-être aussi par un sentiment de bienveillance instinctif à tous les noirs qui ont vécu au milieu des blancs et qui, en général, en gardent bon souvenir ; mais je fus sourd à ces prières et je continuai vers Sikolo, où je fus rejoint par Famahra, qui avait gagné son procès. L’homme pris avait été relâché ; après mûr examen, on avait reconnu qu’il était d’un village soumis ; quant aux femmes, il les ramenait ; elles appartenaient au village qui avait pillé les bœufs de Banamba et étaient par conséquent de bonne prise.

Sikolo est un village bambara. J’allai boire aux puits ; ils avaient douze mètres de profondeur et étaient en dehors du village. À l’est de Sikolo, on trouve le petit village de Kounama, habité par des Soninkés. Le frère de Famahra (frère à la mode du pays) y habitait ; il était venu pour le voir. À partir de Banamba, nous avions été en plaine, mais après Sikolo le terrain s’inclinait et nous descendions visiblement. L’horizon était très-étendu ; il devenait donc probable qu’entre le Niger et nous il n’y avait pas de montagnes.

Bientôt nous descendîmes, par un saut très-brusque, sur un plateau inférieur de six mètres à celui sur lequel nous nous trouvions : une heure après, nous descendîmes un second degré de la même hauteur, et peu après, nous passions au village de Dioni, où les puits n’avaient qu’un mètre et demi de profondeur. C’était un village bambara. Sans nous y arrêter, nous continuâmes à marcher et, à cinq heures dix minutes, nous campions à Kéréwané, peuplé de Soninkés. Nous nous installâmes le long du tata. Les puits profonds d’une brasse et demie étaient à l’intérieur du village dont l’extérieur était fort sale. À quelques pas de notre campement, que, par prudence, nous rapprochions ainsi de la muraille, était un goupouilli assez vaste. Le seul souper qu’on m’envoya du village fut une calebasse de lait aigre. J’étais déjà malade de fatigue, je ne me soutenais que par la volonté, et cette nuit fut une nouvelle épreuve. Les chiens hurlèrent tout le temps dans le goupouilli, où, au petit jour, on alluma de grands feux à la lueur desquels l’école des enfants commença. Quand on sait ce que c’est qu’une école musulmane, on comprend qu’il n’y a pas moyen de dormir. Une quarantaine d’enfants lisent ou récitent à voix haute et d’un ton nazillard de l’arabe que leur marabout a écrit sur une planchette. Cela n’est pas fait pour bercer. Le jour venu j’étais littéralement épuisé, mais j’avais enfin la certitude d’arriver le soir au Niger, et cette pensée me soutenait.

À six heures vingt minutes je repartais ; à sept heures nous dépassions une ruine ; à sept heures trente-cinq un petit village nommé Bassabougou, ou nous nous arrêtâmes cinq minutes, et nous continuâmes vers Bokhola. Nous marchions avec précaution, ayant devant nous des cavaliers en éclaireurs. Famahra, craignant une attaque, m’avait demandé de la poudre ; nous ne nous éloignions pas les uns des autres. En approchant de Bokhola, dès qu’on découvrit le village, on entendit le tamtam[1]de guerre. Quelques hommes, en armes et en costume de guerre, parés de leur gris-gris, entouraient cet instrument en avant de la porte du village. On nous recevait en branlebas de combat. Ce seul fait peignait assez la disposition des esprits. Nos hommes d’avant-garde leur crièrent : « Kanaké ! Kanaké ! » (Ce n’est pas bien !) et, comme nous continuions à avancer en file, les citadins reconnurent que nous ne venions pas les attaquer. Néanmoins, si le tamtam cessa de battre, ils ne nous reçurent pas sans défiance, et c’est à peine s’ils voulurent me donner à boire. Leur armement était peu redoutable : trois ou quatre mauvais fusils près desquels étaient des morceaux de bois enflammés pour mettre le feu à la poudre, les batteries ne fonctionnant plus, et quelques lances ; c’est tout ce que je vis. Laissant derrière nous Bokhola, nous allâmes déjeuner à Morébougou.

C’était un village bambara, remarquable par un magnifique doubalel, arbre à racines prenantes, toujours vert, et de la plus grande beauté ; son panache, immense dôme de verdure, était soutenu par une cinquantaine de colonnes formées par les racines descendant du tronc primitif. Ce fut sur la plate-forme dont on l’avait entouré que nous nous installâmes entre ces colonnes. Les puits avaient huit brasses et demie de profondeur. L’accueil du village fut froid sans être hostile. Ils paraissaient nous craindre et nous dirent que Yamina venait de se révolter ; mais je ne le crus pas, et cependant il y avait quelque chose de vrai, car, ainsi que je l’appris plus tard, la révolte avait été imminente.

Après un court repos pendant lequel nous mangeâmes à la hâte, nous reprîmes notre route sous une chaleur accablante. La plaine était unie devant nous. Je cherchais à apercevoir le fleuve, mais je n’avais devant moi qu’une colline dans le lointain et une autre sur notre droite ; enfin, vers trois heures et demie, on distingua, au milieu d’une rare végétation, quelques palmiers, puis des murailles : c’était Yamina, le second marché du Ségou. Nous tournâmes la ville et, à quatre heures, nous étions sur la berge du Niger. Un immense banc de sable s’étendait devant la ville. Au pied de la berge de grandes et petites pirogues étaient à sec ; sur des piquets, étaient étendus de nombreux filets ; de l’autre côté de l’eau, pareil banc de sable et une berge très-éloignée, voilà ce qui me frappa tout d’abord. Je m’étais attendu, d’après Mungo-Park, à une immense nappe d’eau et je ne voyais, entre les deux berges de sable, qu”un courant de six cents mètres environ de largeur. Je fus désappointé, et cependant lors des crues cette largeur doit dépasser deux mille mètres ; mais, sur le premier moment, je ne me fis pas la réflexion que Mungo-Park, aussi bien à son premier qu’à son second voyage, n’avait vu le fleuve qu’en plein hivernage, et, je le répète, mon cœur battit moins que je ne l’avais prévu ; l’émotion fut moins grande, parce que le spectacle était moins imposant. Cependant j’avais réalisé ce désidératum du gouverneur, qui me disait : « Si

  1. Tamtam ou tabala, tambour usité dans toute l’Afrique équatoriale : caisse hémisphérique recouverte d’une peau de bœuf ; on le frappe avec une pomme de cuir tressé et fixé au bout d’un manche.