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À deux heures, je me remis donc en marche et j’allai coucher à Médina, grand village reconstruit depuis peu. Au moment ou nous arrivions, une caravane de coton et d’esclaves en partait pour profiter de la nuit. Souvent mes guides m’avaient offert de marcher la nuit, alléguant qu’il y aurait moins de fatigue, qu’on courrait moins de dangers. Mais je tenais trop à bien faire le lever de la route pour consentir, et puis si on ne dort pas la nuit on fatigue beaucoup ; d’ailleurs, il faut bien dormir quelquefois et le jour il n’y a pas moyen d’y songer. Nous étions arrivés à trois heures cinquante minutes. La caravane qui allait partir remit son départ au lendemain pour faire route avec nous. Je profitai des quelques heures qui restaient avant la nuit pour faire en éclaireur le tour du village ; en somme, les craintes de ces braves gens me semblaient très-exagérées ; ils disaient qu’on me poursuivait, que je serais certainement attaqué, et Famahra n’était pas à son aise.

Le village de Médina avait dû être fort grand, le nouveau tata n’occupant guère que la moitié de l’ancienne superficie. On voyait encore les cases en paille qui avaient formé le premier germe du nouveau village. Je vis là pour la première fois chez les noirs des briques fabriquées régulièrement. On dispose pour les faire une bande de terre glaise bien pétrie, on l’unit, on la rogne des deux côtés parallèlement, puis on y fait des séparations de manière à former des carreaux plats de vingt à trente centimètres de côté, sur dix d’épaisseur, qu’on laisse sécher au soleil. C’est avec ces matériaux que les Soninkés construisent leurs murailles en maçonnant ces briques au moyen de terre gâchée avec de l’eau, et crépissant avec une espèce de pisé, composé de terre, qu’on laisse détremper pendant un mois, souvent plus, avec de la paille, de l’urine de cheval, des crottins et toutes les ordures du village.


Palmie ronier. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Nous examinions avec le docteur cette briqueterie primitive en fredonnant un air de je ne sais trop quel opéra, lorsqu’un noir qui passait, m’entendant chanter, resta tellement ébahi que je partis d’un éclat de rire qui le stupéfia encore davantage. Je laisse à penser à ceux qui connaissent les idées des noirs sur la musique les commentaires dont nous dûmes être l’objet. Ils se demandèrent si nous étions des griots, gens auxquels seuls est réservé l’état de musicien, classe adulée mais méprisée, sorte de bouffons dont on rit, qu’on emploie et qui vous extorque de l’argent ; mais que m’importait ? La figure de ce brave noir m’est restée gravée dans la mémoire, et souvent ce souvenir a réveillé ma gaieté.

Partis à six heures trente minutes, à huit heures quarante-cinq nous passions devant le village de Touta. À notre approche tout le monde s’était renfermé, on ne voyait personne. Nous étions plus de cent cinquante, et il était évident que l’aspect de cette troupe avait effrayé, et cependant quinze hommes bien résolus eussent eu bon marché de nous tous, encombrés comme nous l’étions de bagages, d’ânes, et la plupart mal armés. Nous suivîmes un chemin bien net ; on marchait avec précaution ; il y avait des éclaireurs ; on recommandait de faire silence. Tout à coup la tête de colonne s’arrêta. On avait reconnu des traces de pas, entendu des voix. L’armée du Bélédougou ne pouvait être loin. Je me mis à rire de la terreur générale, mais cependant il était prudent de se tenir en garde ; aussi pendant que tout le monde se rassemblait, Je visitai mes armes, je recommandai aux hommes d’entraver les animaux dès qu’ils entendraient le premier coup de fusil, et, autant que possible, de les attacher à un arbre par leur collier, puis j’attendis auprès d’eux les événements. Tout à coup notre suite se précipita sur la gauche de la route, j’entendis des cris dont quelques-uns me navrèrent, mais je ne bougeai pas d’à côté de mes hommes. Quelques minutes après on amenait trois captifs, un homme et deux femmes. C’étaient, disait-on, des Bambaras révoltés qui fuyaient dans le Beledougou. Les malheureux, attachés solidement par les bras derrière le dos, étaient dépouillés de tout vêtement, et ce ne fut que plus tard qu’on consentit à leur rendre quelques lambeaux de vêtements ; ils étaient de bonne prise. Une jeune fille et un jeune garçon avaient échappé en courant et on ne les avait pas poursuivis. Telle avait été cette expédition qui, dans la voix des noirs transmise jusqu’à Saint-Louis, avait pris de telles proportions, que je trouve dans un article de journal qui annonce mon arrivée sur les bords du Niger la relation suivante de ce fait :

« Bakel, 5 avril. — Deux Toucouleurs, arrivés hier au soir de Ségou, donnent les nouvelles suivantes : pendant