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je saurais, au risque de ce qui pourrait arriver, me faire respecter. Cette contenance lui en imposa. Au fond, avec les noirs, c’est souvent celui qui parle le plus haut qui a raison. Il baissa de suite le ton et me dit que j’étais chez moi, que je ne ferais que ce qui me plairait ; qu’on ne me demandait pas cela pour m’ennuyer, mais dans mon intérêt, qu’on voudrait que j’allasse à Nioro trouver Mustaf (Mustapha), ou tout au moins que je restasse quelques jours à Farabougou. J’avais encore trop présentes à la mémoire les scènes de cadeaux de Koundian, pour aller me mettre entre les mains d’un sofa. En conséquence, je tins ferme, et j’obtins gain de cause. Mais on ne levait pas la séance. Nous étions vingt-quatre dans une case de trois mètres quatre-vingt centimètres de diamètre. Je fis dire à Fahmahra de faire évacuer la case, ou je ne pouvais plus tenir. Mais Dandangoura déclara qu’il était venu pour me voir, et qu’il resterait avec moi, et ce disant, il s’étendit sur ma natte sans plus de façons. J’avais bien envie de le chasser, et aujourd’hui pareille chose ne m’arriverait pas sans que je fisse sortir l’intrus à coups de bâton ; mais je m’étais promis de rester calme et de ne rien compromettre par la violence. Je lui dis donc que j’avais à écrire, et que s’il n’avait plus rien à me dire, je le priais de me rendre ma natte et de me laisser tranquille. Mais ce fut comme si j’avais parlé à un sourd ; il n’en bougea pas plus. Voyant cela, je me levai et j’allai me promener en plein soleil, lui disant que puisque je n’étais plus le maître chez moi, je lui laissais la case. J’allai examiner ses chevaux, dont quelques-uns étaient très-beaux. Je cherchai à en marchander un, mais on m’en demanda la valeur de quarante pièces de guinée (plus de 900 francs) ou huit captifs. Il ne m’était pas possible de disposer de cette somme, malgré tout mon désir de donner un cheval au docteur qui se fatiguait beaucoup à âne. Après une longue discussion sur le prix, je rentrai dans la case, et voyant que Dandangoura et sa bande l’occupaient toujours, j’allai trouver Fahmahra et le chargeai de lui dire que je me plaindrais à son maître. Presque aussitôt Dandangoura vint m’annoncer lui-même que ma case était libre. Je le quittai sans lui répondre et je rentrai me reposer.

Au fond, je n’étais pas dupe de tous ces politiques ; ils s’étaient entendus comme larrons en foire pour m’extorquer des cadeaux, et ils venaient naïvement me dire : « Je ne te demande rien, je n’ai pas besoin de cadeaux ; si tu m’en fais je les prendrai, mais je ne t’en demande pas. » Plus tard, voyant que je n’avais pas mordu à tous ses hameçons, Dandangoura me fit dire qu’il ne me demandait qu’un bonnet rouge. En toute autre occasion, je l’eusse accordé, car je savais combien les cadeaux donnent de prestige, mais j’étais vexé, tourmenté, agacé ; je refusai avec entêtement, et j’eus le plaisir de voir repartir Dandangoura les mains vides de mon bien. Seulement, ne pouvant rien avoir de moi, il avait extorqué à Fahmahra son pistolet d’arçon.

Le soir, j’eus une nouvelle scène avec Tierno Ousman. Je lui reprochai ouvertement la réception qu’il me faisait et le menaçai de m’en plaindre à qui de droit. Il n’en fut que plus humble et employa toute son éloquence à me demander un bonnet rouge, de la poudre, du papier et des pierres à fusil. Je lui accordai le bonnet, un peu de poudre, mais je refusai le reste, et je lui rappelai le guide promis. Le lendemain matin, le guide n’étant pas arrivé, je fis charger les montures, décidé à partir quand même. Alors Ousman arriva ; je l’apostrophai vigoureusement par l’intermédiaire de Boubakar. Il répondit qu’il allait me chercher un guide aussitôt, et il rentra dans le village. Vers sept heures trois quarts, ne voyant rien venir, je payai avec une pierre à fusil un homme pour me mettre dans la bonne route et je partis. Un quart d’heure après, Fahmahra m’amenait le guide ainsi qu’un marabout qui l’accompagnait.

De Guémou-Koura, nous relevions Farabougou et Nioro presque droit au nord 18° ouest ; du moins d’après la direction qu’on m’indiqua. Farabougou, que je n’ai pas vu, mais qu’un de mes hommes a visité bien plus tard, a un tata en pierres solidement construit ; il n’est guère qu’à huit lieues de Guemoukoura ; Nioro serait à une quarantaine de lieues ou quatre jours de marche.

La plaine s’accidente à mesure qu’on remonte vers le nord. Le pays devient un peu plus boisé, on y voit bon nombre de figuiers sauvages et de roniers. Trois heures de marche nous conduisirent à Madiga, village riche en mil, mais composé de quelques pauvres cases en paille. J’étais rendu de fatigue en y arrivant, et considérant l’éloignement de Tinkaré, le premier village que je dusse rencontrer sur la route de Diangounté, je me décidai à y coucher. À midi, je pris la hauteur méridienne, et j’en déduisis 14° 22′ 15″ de latitude nord ; ce qui me démontra, une fois que j’eus tracé ma route, que l’estime faite de mon chemin depuis ma dernière observation était trop faible[1].

Le temps fut très-couvert toute la journée ; j’essayai d’acheter un cheval pour le docteur, mais je ne pus parvenir à conclure un prix. — Nos forces s’en allaient sensiblement. — Déthié-N’diaye, l’un de mes hommes, était malade ; c’était un homme très-courageux, et s’il se plaignait, c’est qu’il souffrait beaucoup. Mamboye avait bien mal aux pieds ; il ne pouvait plus conduire sa mule, qui elle-même était blessée au garot.

Le soir, un petit Maure Tenoïjib, berger du troupeau du village, vint m’apporter du lait et causer avec nous ; il m’amusa beaucoup par son babil. Comme je savais par expérience qu’un Maure ne fait pas un cadeau sans en demander salaire, je lui demandai ce qu’il voulait, et je finis par lui donner un petit couteau.

Le 7 février, au jour, quand je voulus repartir, on me dit qu’on ne pouvait pas faire lever notre dernier bœuf ; je le donnai au village, et la curée s’en fit immédiatement.

Quatre heures de route nous conduisirent à un marigot que nous traversâmes, et peu après nous fûmes au

  1. En pareil cas, après avoir tracé la route estimée, je la réduis à l’échelle voulue par la méthode graphique des carrés.