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Il y a quinze ans à peine qu’un problème posé depuis trois siècles et demi, — depuis les premiers temps de la découverte du Nouveau-Monde, — le passage de l’Atlantique aux mers de l’Asie par le nord de l’Amérique, est résolu. C’est de 1852 à 1853 que le capitaine anglais Mac Clure, entré dans la mer Polaire par le détroit de Béring, est revenu en Angleterre par le détroit de Davis et l’Atlantique, après avoir accompli le premier cette rude traversée où tant d’autres avaient échoué[1]. L’amirauté britannique, depuis 1815 principalement, y a mis une persistance sans exemple dans l’histoire des découvertes. Elle y a consacré presque sans interruption trente-huit années d’efforts inouïs, d’énergie surhumaine. Elle y a donné les meilleurs vaisseaux de ses ports, elle y a envoyé ses meilleurs marins, elle y a dépensé cinquante millions de son or. Elle savait cependant depuis longtemps que la question pratique qui avait inspiré les premières recherches, la question d’application commerciale, était hors de cause. Ces archipels et leurs nombreux canaux, fermés par les glaces durant une grande partie de l’année et semés d’obstacles de toute nature, n’offriront jamais une route praticable aux navires de commerce ; mais la marine anglaise était en quelque sorte engagée d’honneur. Elle avait attaqué le problème ; elle ne l’a pas lâché qu’elle n’en ait eu la solution.

Voici maintenant qu’après quinze années de repos une nouvelle question est soulevée qui tient de près au problème du passage du Nord-Ouest, mais avec un caractère plus général et une plus grande portée scientifique. Il ne s’agit plus seulement de reconnaître un quartier de la région polaire : c’est le Pôle même qu’il faut atteindre. C’est à ce point où aboutit l’axe terrestre, à ce point du repos absolu où l’on aura l’étoile polaire au zénith, qu’il faut porter le drapeau européen. Ce n’est pas que déjà plus d’une tentative n’ait été faite dans cette direction. Hudson, dès 1607, atteignit une très-haute latitude. Scoresby et d’autres se sont avancés très-loin aussi dans cette direction, et ont pu constater qu’une mer ouverte d’une grande profondeur s’étendait au-dessus du Spitzberg. En 1827, sir Edward Parry essaya de pousser vers le Pôle en partant du Spitzberg, et il s’avança jusqu’au quatre vingt-deuxième degré quarante-cinq minutes, la plus haute latitude que l’on eût encore atteinte, au moins d’une manière authentique. Le docteur Kane, de la marine des États-Unis, s’est porté dans la même direction par une autre route, par la baie de Baffin à l’ouest du Groenland. De 1853 à 1854, et de 1854 à 1855, il hiverna dans la baie de Rensselaer par soixante-dix-huit degrés trente-sept minutes de latitude : c’est le point le plus septentrional qu’une expédition arctique eût encore pris pour quartier d’hiver. Il poussa ses découvertes, entre le Groenland et l’archipel Polaire, jusqu’au quatre-vingt-unième degré ; mais le résultat le plus considérable de son voyage est d’avoir constaté qu’au delà du canal Kennedy (au nord du quatre vingt-unième parallèle), aussi loin que la vue peut s’étendre on ne voit qu’une mer ouverte, « dont les vagues roulent à l’horizon avec le mouvement d’un océan sans limites. » Le même fait a été constaté en 1861 par un autre navigateur américain, le docteur Hayes, qui s’est porté en traîneau jusqu’au quatre-vingt-unième degré quarante-cinq minutes environ, et qui a pu, d’un point élevé de la terre de Grinnell (qui borde à l’ouest le canal Kennedy, vis-à-vis du Groenland), reconnaître la côte plus au nord sur une étendue de près d’un degré. Ici encore, les reconnaissances ne laissent donc plus guère qu’un intervalle de sept degrés jusqu’au Pôle. N’oublions pas le capitaine de Wrangel, de la marine russe, qui dans un voyage en traîneau sur les glaces de la mer Arctique, de 1822 à 1823, s’avança très-loin au nord de la côte sibérienne, et fut arrêté, lui aussi, par la mer ouverte. Ces diverses tentatives s’accordent. en un fait capital : c’est que lorsqu’on a dépassé les terres qui occupent la partie moyenne de la zone arctique et que l’on atteint les hautes latitudes, le soixante dix-huitième, le quatre-vingtième ou le quatre-vingt unième parallèle, les glaces fixes cessent et une mer libre se présente. Et en ceci le fait vient confirmer la théorie. La calotte polaire est-elle une terre, ou une plaine de glaces, ou une mer libre ? — C’est une mer libre, répond la science, s’appuyant à la fois sur les faits signalés par les navigateurs et sur les lois de la physique terrestre. Cette proposition a été puissamment développée par feu M. Plana, directeur de l’Observatoire de Turin, dans un savant mémoire qui est la dernière œuvre de cet illustre physicien [2].


X


C’est encore du sein de l’Angleterre qu’est parti, il y a quarante-deux mois, le premier appel à une expédition polaire : — non plus à une entreprise accidentelle, en quelque sorte secondaire et subordonnée à des circonstances accessoires ; mais à une expédition spécialement organisée en vue d’atteindre le Pôle Nord, comme tant d’autres l’ont été pour trouver le passage du Nord-Ouest. Cette grande entreprise a eu pour promoteur un homme qui a conquis dans une longue pratique la profonde expérience des mers arctiques, le capitaine Sherard Osborn, qui fut un des compagnons du capitaine Mc Clure dans la découverte du passage Nord-Ouest en 1853, et qui en a publié la relation. La proposition du capitaine Osborn fut développée dans une séance de la Société de géographie de Londres, le 23 janvier 1865. Elle rencontra un assentiment una-

  1. Le capitaine Mc{lié}}Clure a reçu une récompense nationale et a été élevé au rang de baronnet. La relation de ce mémorable voyage a été publiée, en 1856, par le capitaine Sherard Osborne, qui faisait partie de l’expédition, sous le titre the Discovery of the North-West Passage by H. M. S. Investigatoa, capt. R. Mc Clure.
  2. Le mémoire de M. Plana est imprimé au t. XXIII, 1866, des Mémorie della R. Academia di Torino ; il a pour titre : Mémoire sur la loi du refroidissement des corps sphériques, et sur l’expression de la chaleur solaire dans les latitudes circumpolaires de la terre. Il faut lire aussi dans la Physical Geography of the Sea du lieutenant Maury, le chapitre intitulé the Open Sea in the Arctic ocean.