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en fer mal forgées, et leur poudre charbonneuse, j’en ai vu quelques-uns d’une adresse prodigieuse à petite distance. Il accepta le défi et je lui proposai de tirer sur le baobab. Il se mit alors à rire, et me dit : « Tire le premier. » Je pris la carabine de Mamboye, je m’assurai qu’on n’y avait mis qu’une cartouche[1], j’épaulai, et le coup partit. Non-seulement on entendit la balle frapper l’arbre, mais un hasard heureux fit qu’elle coupa un des pains de singe (fruit du boabab) qui dégringola sur les roches. Je crus qu’on allait crier au miracle. — Fahmahra n’en revenait pas. Il ne voulut même pas essayer de tirer. Cette histoire me suivit jusqu’à Ségou et m’y fit grand bien dans l’esprit des noirs.

Je ne quittai pas Kouroundingkoto sans prendre un croquis de mon baobab qui, le soir, dessinant sa noire silhouette sur le ciel éclairé par les premiers rayons de la lune, était d’un aspect fantastique (voy. p. 44). Puis, voulant remercier les indigènes du bon accueil qu’on nous avait fait, je fis cadeau de quelques charges de poudre et de quatre ou cinq coudées de coton blanc.

Ce village nous présenta encore le spectacle d’un nègre blanc ou albinos. C’était un enfant de sept à huit ans, très-bien constitué, dont les cheveux étaient presque blancs, mais dont les yeux n’étaient pas rouges. Son corps était d’un jaune mat très-clair. Il était repoussant d’aspect ; les traits de sa figure, qui étaient ceux du nègre, s’alliaient on ne peut plus mal avec cette couleur blanche maladive. Il avait un air craintif et malheureux, des rides précoces, et le grain de sa peau très-grossier augmentait encore sa laideur. Depuis j’ai eu souvent l’occasion de voir des albinos, les uns entièrement blancs, d’autres mouchetés blanc et noir, et j’ai toujours fait la même remarque quant à leur peau et à l’expression de leur physionomie. Si on ajoute à cela qu’ils sont généralement brûlés par des coups de soleil qui les marbrent de rouge et font écailler leur peau, on comprendra que leur vue ne saurait avoir rien d’agréable.

Moins de quatre heures de route nous conduisirent à Guettala, chef-lieu du pays. C’était un village en paille, de récente construction, à côté duquel nous apercevions les ruines de l’ancien tata en terre, détruit depuis environ trois ans. Les habitants paraissaient très-soumis à El Hadj, et peut-être parce qu’ils savaient être en présence de talibés, ils s’en faisaient gloire et me disaient qu’ils étaient heureux, qu’on ne les pillait plus, que le pays était tranquille, que tout le monde travaillait parce que le marabout (El Hadj) l’avait ordonné. Le chef de ce village un nommé Ouoïo, commandait à tout le Bagué. C’était un Bambara Kagorota, ou Kagoronké, ou simplement un Kagoro. Il avait trois fils : l’un d’eux, âgé d’environ cinquante-cinq ans, vint me voir et m’apporta un cabri et vingt-cinq œufs frais. Puis, le soir, mes hommes furent amplement pourvus de calebasses d’une nourriture qu’ils avaient baptisée du nom de nouroucouti, mot voulant dire, suivant eux, qu’il s’y trouvait de tout. On apporta deux paniers de mil pour les animaux.

L’accueil du village fut cordial ; au premier moment, la curiosité l’emporta : nous fûmes entourés de tout ce que le village renfermait de femmes et d’enfants et, quelque fatiguante que fût cette curiosité, je ne m’en plaignais pas trop et je n’y apportais obstacle qu’au point de vue de la sécurité de nos bagages. J’eus là l’occasion de faire quelques remarques, notamment que tous les gens parlaient le bambara et le soninké, ce qui tient au mélange de ces deux races qui forment la base de la population aussi bien dans le Kaarta que dans le Ségou et jusqu’aux montagnes de Kong. Dans toute cette vaste région, ces deux races peuplent tous les villages, tantôt séparées, tantôt mélangées, tantôt parlant une langue, tantôt l’autre, quelquefois les deux, et n’admettant d’alliance en dehors de ce cercle intime qu’avec la race Peuhl qu’on rencontre dans toute l’Afrique depuis l’Égypte jusqu’à l’Océan. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces trois branches principales de la population du Soudan.

À Marena, je remarquai parmi les femmes, pour la première fois depuis Koundian, une autre coiffure que celles des Malinkés. Les hommes ont tous la tête rasée depuis la conquête du pays par El Hadj. Mais au lieu du casque qui distingue le beau sexe malinké, casque formé des cheveux relevés sur le sommet de la tête et nattés par-dessus des chiffons, je trouvai ici une coiffure bien plus jolie et plus originale qui rappelait beaucoup la coiffure si coquette des Yoloffes de Saint-Louis ; les cheveux étaient enroulés en mille petites tresses tortillées qui tombaient tout autour de la tête. Malheureusement si l’effet était joli, la propreté n’y gagnait pas ; ces tresses sont faites en miellant les cheveux ; on les graisse ensuite avec du beurre rance et de la poudre de charbon pour les noircir ; il est aisé de se figurer ce que cela peut devenir avec la chaleur, la transpiration et la poussière. De pareilles coiffures ne se font guère qu’une fois tous les quinze jours au plus, et elles demandent souvent deux ou trois jours de travail.

À une étape plus loin nous rencontrâmes une bande de Diulas venant de Nioro et apportant des charges de briques de sel gemme, dit sel de Tichit. Comme on le sait, ce sel vient de la Sebkha d’Idjil, visitée par le capitaine Vincent en 1860, dans son beau voyage à l’Adrar[2], et les Tichits, Maures sédentaires, vont le chercher et le transportent dans tout le Soudan, ou ils le vendent à d’autres Diulas, la plupart Sarracolets ou Soninkés qui le revendent eux-mêmes. Ces briques de sel que je voyais pour la première fois, avaient environ soixante centimètres de long sur quarante de large et dix à quinze centimètres d’épaisseur. Les Diulas avaient appris que j’étais en route quand ils étaient à Nioro, mais ils ne pouvaient pas croire que j’eusse réellement l’intention d’aller à Ségou, tant est profondément incrustée dan l’esprit des populations sénégam-

  1. Malgré de nombreuses expériences, il est peu de noirs qui croient qu’une cartouche de munition puisse suffire à chasser au loin une balle avec force.
  2. Voy. la Relation du capitaine Vincent, Tour du Monde t. III, p. 49-64.