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de ces obsèques avait imprimé sa majesté sur ce visage défait.

Les Capranica sont anciens ; un cardinal de cette maison institua jadis le collége Capranica qui a baptisé une place et un théâtre.

Lorsqu’un prince ou une princesse de Rome viennent à décéder, on revêt le défunt de ses habits de cérémonie et on l’étend sur un lit de parade, sous le baldaquin de son trône où le corps reste exposé au milieu d’une constellation de cierges à la sensibilité du populaire. Vous ne serez point édifié comme on l’est dans nos contrées par la tendresse assidue des proches, par leur empressement autour d’un moribond. À Rome, dans presque toute l’Italie, quand un malade est à toute extrémité, la famille s’enfuit de la maison : un mari, une femme aimée, un père, un aïeul meurent dans l’abandon ; leurs derniers regards ne rencontrent que des visages indifférents ou mercenaires. Cette coutume, qui en dit long sur la religion réelle du peuple de Rome, a pour origine la crainte un peu païenne des mauvais sorts : ils s’imaginent que les agonisants ont le mauvais œil. On n’accompagne donc point au cimetière le convoi de ses amis ni de ses parents ; le cortége, un cortége d’apparat (plus décent à Rome qu’en Toscane où le soir, emportés à la lueur des torches, les morts courent si vite), n’est recruté que parmi les ordres religieux et les affiliés des confréries, masqués sous leurs cagoules percées de deux trous. Il s’y joint les valets, les voitures du défunt, ses chevaux s’il en a, et ses chiens probablement si le cœur les y porte.

Rien de plus léger que les âmes à passions démonstratives et violentes. Quand les Romains sont atteints par une affliction, ils se hâtent d’y appliquer les dérivatifs et de se balayer l’estomac. Un jour que j’accompagnais un de mes amis à une trattoria où se trouvaient réunis l’hôte et l’hôtesse, avec deux fillettes déjà nubiles, mon compagnon s’informa du motif pour lequel, la veille, on avait tenu la maison fermée. « Hélas, répondit le père, on portait notre fils au tombeau ; nous sommes très-affligés ! »

Pendant que mon ami débitait les formules accoutumées de la condoléances, survient un garçon apothicaire avec quatre petites fioles qu’il aligne sur le comptoir et, tandis que le père, la mère et les deux filles prennent chacun la sienne, la patronne de case nous dit sur un ton pathétique : « Est-ce trop d’un petit purgatif pour de si grandes douleurs ? »

Ils les secouent, les douleurs, avec beaucoup de vaillance. Je me souviens que, le soir des obsèques d’un père de famille, je vis la veuve et les deux filles se requinquer pour sortir. « Pauvres petites ! me dit la mère, elles ont tant pleuré qu’il faut les distraire un peu. Moi, je ne le fais qu’à cause d’elles… »

Elle les conduisait au spectacle.

Ces gens ont le chagrin tellement dévergondé que, s’il fallait en prolonger l’impression, leurs forces n’y résisteraient pas. La mélancolie leur est inconnue : ils ne traîneraient pas même tout le jour un souvenir à l’état fixe, comme j’emportai jusqu’au soir l’apparition funèbre de la marquise Capranica.

… Le voisinage de Saint-Marc donne au palais de Venise, à l’angle duquel je débouchai, une telle couleur locale, que j’ai vu nombre de gens admirer avec candeur ce remarquable échantillon de l’architecture vénitienne. L’austère et lourd palais, avec sa façade sobre et ses créneaux, est un édifice purement florentin, et d’une belle époque ; l’église, monument de même souche, a été rajeunie à la romaine. L’un et l’autre ont été édifiés en 1468, non par Julien de Maiano comme le dit Vasari, mais, ainsi qu’il résulte d’une chronique contemporaine que Muratori a citée, par un Francesco, de Borgo San-Sepolcro. Mino da Fiesole a fait, dit-on, presque toutes les sculptures ; il est permis d’en douter.

Le pape Paul II, qui se nommait Barbo et qui était originaire de Venise, fit reconstruire l’église que Grégoire IV avait déjà rebâtie en 833, et qu’avait fondée vers l’an 336 le pape saint Marc en l’honneur de l’évangéliste son patron. Paul II ne pouvait se passer d’avoir une belle église fraîchement décorée à proximité d’un palais où il habita, et ou séjournèrent plus ou moins après lui dix-neuf pontifes. C’est à un désir si naturel que fut sacrifié l’oratoire de Grégoire IV, dont on respecta pourtant la tribuna, à raison de sa mosaïque du neuvième siècle qui a pour prédelle l’agneau symbolique avec ses douze brebis, mais qui d’ailleurs est petitement sauvage. Le porche de ce temple est gracieux ; la porte est un morceau exquis.

Un prêche avait attiré dans l’église nombre de femmes. Il faisait bon les voir accroupies, ou adossées à quelque pilier, la tête encapuchonnée, les yeux élevés et attentifs comme les saintes femmes d’une vieille peinture. On sait qu’il est interdit au sexe de pénétrer tête nue dans les nefs, à Rome où les femmes de tout âge sortent sans coiffe, même en hiver. Pour entrer à la messe ou aux funzione, elles se font donc une capuche de leur châle ou un turban avec leur mouchoir. Cette prescription remonte à la primitive Église ; je crois même que saint Paul dit quelque chose à ce sujet.

Le palais Barbo a coûté cher aux amis de l’antiquité : pour en élever les murs on a puisé des matériaux tout dégrossis dans le Colisée, traité comme une carrière. Charles VIII a habité ce palais en 1494, lorsqu’il s’en allait en guerre au royaume de Naples. C’est Pie IV et non Clément VIII (Aldobrandini) qui a cédé cette résidence à la République vénitienne, pour la récompenser d’avoir la première reçu le concile de Trente. Elle installa donc ses ambassadeurs dans le palais ; puis lorsque les Autrichiens prirent possession des provinces lombardo-vénitiennes, le palais de Venise leur fut annexé par droit de conquête et ils y ont établi leur légation.

Remarquez qu’à Rome les désignations qui consacrent de tels souvenirs ne sont pas sujettes à changer au