Page:Le Tour du monde - 17.djvu/402

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tôt franchir les condamnés. Pontife érudit, fils d’un homme de lettres illustre, Clément VIII n’était point inaccessible à la pitié : il n’alla que jusqu’à un couvent proche des murs, afin d’être averti par trois coups de canon du moment fatal et de pouvoir absoudre ces pauvres gens qui allaient mourir. Lors donc que les détonations retentirent, le pape se leva, il formula l’absolution plénière et retomba presque évanoui.

S’il avait vu ce qui se passait à la même heure dans la section de la place du pont Saint-Ange comprise entre le quai et l’embouchure des rues Paola et del banco di San Spirito, qu’aurait-il donc fait, qu’aurait-il pensé de sa justice !

Pour supplicier ces trois victimes, on avait organisé sous le nom de mannaja une sorte de mécanique à couperet dont le jeu maladroit a peut-être retardé de deux siècles l’invention du grand rouage politique de 1793. La chaleur était suffocante, le soleil rayonnait sur la foule que des cavaliers contenaient ; des voitures jonchées de monde s’étaient entassées jusqu’à l’échafaud et les trois carrefours étaient combles. Des rues, de la place, des fenêtres et des toits chacun put voir s’avancer sur le pont, devant le donjon large et massif des Antonins, le sinistre cortége. Les condamnés gravirent l’estrade. Bientôt cette cohue qu’avaient déjà remuée jusqu’aux entrailles la jeunesse et la beauté de Beatrice de’ Cenci, contempla avec horreur la Lucrezia, sa belle-mère, qui était de taille replète et grasse, se débattant par pudeur, renversée sous les mains d’un bourreau qui la découvrait, tandis que la machine à couteau lui tailladait la gorge…

Aux cris de la malheureuse répondirent des profondeurs de la foule des cris d’horreur. Tandis que l’indignation se rue sur l’échafaud, que les chevaux des soldats se cabrent contre les voitures, lancées à leur tour sur les femmes et les enfants écrasés dans le choc, les bourreaux ruisselants, éperdus, se sont hâtés de couper la tête à Beatrice. Et comme Giacomo de’ Cenci dominant de sa voix les rumeurs qui l’entourent, flétrit l’arrêt qui rend leur jeune frère témoin de cette effroyable scène, des cris lamentables lui répondent, les cris de Bernardino déchiré par des convulsions, et que l’on emporte au moment où il a vu un des bourreaux lever sur Jacques une masse de fer, et l’abattre comme un taureau.

Son corps fut dépecé devant la foule en quatre quartiers ; ceux des femmes restèrent exposés jusqu’à la nuit sur le pont Saint-Ange ; après quoi, Beatrice de’ Cenci, réclamée par une confrérie fut enterrée derrière l’autel de Saint-Pierre in Montorio, au pied de la Transfiguration de Raphaël.

Par son testament, dont la lecture porta au comble la pitié qui n’a cessé de s’attacher à cette fille, elle disposait d’une partie de ses biens pour doter et marier cinquante jeunes personnes pauvres. Mais presque tous les apanages des Cenci furent confisqués, conséquence des condamnations qui n’a pas contribué à les rendre plus rares : c’est par suite de ce profit que peu d’années après, et par la volonté de Paul V, les domaines des Cenci ont été donnés à ses neveux les Borghèse. Voilà comment une villa des condamnés est devenue la villa Borghèse, spoliation qui a rendu plus impopulaire encore cette affreuse tragédie.

Une relation de cette exécution trouvée au Vatican, des recherches faites il y a peu d’années d’après les archives de la famille par un Cenci-Bolognetti, ont jeté de nouvelles lumières sur cette aventure diversement travestie par le roman et le théâtre. Guerrazzi seul est resté dans la vérité pour les faits, mais non pour les inductions qu’il en tire : son livre est déclamatoire, pesant et commun.

C’est sous l’impression de cette aventure que je suis entré au château Saint-Ange ; la teinte assombrie qu’elle laisse sur la pensée convient à l’aspect du lieu. Nulle part l’antiquité n’apparaît plus sinistre que dans cette caverne créée entre des murailles épaisses par le successeur de Trajan, et distribuée en alvéoles énormes où dans les ténèbres se dressaient autrefois des géants de marbre.

Le long du couloir circulaire qui par une inclinaison très-douce rampe en spirale jusqu’aux racines de la tour, le guide lance un boulet qui disparaît dans l’obscurité et qui, continuant à rouler sur l’arène en réveillant une multitude d’échos, envoie à l’oreille, avec le fracas prolongé de la foudre, les perspectives de la distance. Au cœur du donjon, une voûte d’une hauteur extrême, des niches creusées pour des colosses marquent l’ancien columbarium des Antonins. La robuste structure de cette hypogée romaine, enfumée par les torches qui de leurs flammèches résineuses en indiquent à demi les contours, lui donne une physionomie d’autant plus mystérieuse et grave, que les bruits y sont étouffés comme la lumière. Des galeries, où l’on entrevoit une section vive dans la profondeur du sol, on évoque le souvenir des grandes figures de marbre autrefois logées dans les niches. Elles devaient produire un effet redoutable lorsque, entrevues d’en bas et le buste à demi noyé dans les ténèbres, elles émergeaient aux lueurs des torches qui découpaient derrière elles de longues projections d’ombres.

La splendeur inutile des mosaïques, les revêtements en marbre de Paros avaient été prodigués dans ce lieu tout noir ; les corridors recevaient de quelques lucernaires pyramidaux une réminiscence du jour, et c’est par là, dit-on, qu’au moyen âge les captifs y étaient plongés. J’en doute d’autant plus que Benvenuto Cellini, qui se vantait à outrance, décrit ces cachots de manière à faire supposer qu’il y fut descendu.

Les geôles modernes, c’est-à-dire des trois derniers siècles, ont été disposées aux étages supérieurs : ce sont des cabanons, petites pièces obscures encadrant une cour oblongue. Ici, à la férocité grandiose de l’arbitraire absolu se substitue la mesquine laideur d’une vilaine institution. On vous montrera les cachots des Cenci, et de bien d’autres ; vous serez convié à frémir