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le nombre des citadins qui se croient assez riches pour abréger leur route en usant d’un batelier, dans la main duquel il faut laisser un sou.

En dépit de la coiffure originale dont l’ont couronnée les papes à partir de Boniface IX, la sépulture turriforme des Antonins qui n’a pas moins de six cents pieds de circonférence, garde une physionomie équivoque et sinistre, surtout quand on la contemple des terrains pauvres dont j’ai parlé. Transformé au moyen âge en prison, déguisé depuis en résidence princière, en caserne, le môle d’Adrien n’a pu perdre la physionomie de son emploi primitif. Devant cette poterne, on s’attend à voir entrer un cercueil et sortir un bourreau.

Ces donjons sépulcraux étaient alors en usage. Sans parler de ceux de la voie Appienne, rappelons que sur l’autre bord, à Ripetta même, s’élevait et subsiste encore en partie le modèle du château Saint-Ange, le môle bâti par Auguste pour les césars de sa famille. Il est à propos d’en dire quelques mots, ne fut-ce que pour démontrer l’inutilité de s’en occuper ailleurs.

C’est une tour épaisse, large, trapue ; une croûte de pâté cylindrique engagée dans des bâtiments. Elle fut maçonnée presque toute en ouvrage réticulaire et, dérision de la destinée, on a ajusté un petit spectacle diurne dans ce vaste columbarium ou reposèrent jusqu’à Adrien la plupart des césars, à l’exception de Néron !

Suétone ne laisse aucun doute sur l’emplacement des chambres sépulcrales qu’Auguste s’était fait préparer entre la voie Flaminienne et le rivage du Tibre (nous dirions aujourd’hui entre la rue et le port de Ripetta). Marcellus, Agrippa, Octavie, Drusus Germanicus, Claude ont dormi dans cette rotonde ou l’on joue des farces deux fois par jour. Avant Pie VIII on y faisait combattre des taureaux.

Il est présumable que la forme du mausolée d’Auguste, dont la magnificence est célébrée par Strabon, a déterminé le plan de la sépulture de Néron construite plus loin au pied du Pincio, proche de celle de Sylla, à peu près où s’élève à présent Sainte-Marie du Peuple. La forme du môle Néronien est déterminée par la légende de l’église : c’était, sous Pascal II, une tour géante au cœur de laquelle un énorme noyer avait jeté ses rameaux. Ainsi le mausolée d’Auguste a donné le plan de celui de Néron, et tous deux ont inspiré à Adrien l’ambition de surpasser ses prédécesseurs.

Ce serait un gros mélodrame que l’histoire du château Saint-Ange ! Il n’eut l’aspect un peu riant qu’au temps où il recevait des morts au lieu d’en façonner. Procope nous le dépeint à cette première époque : l’immense rotonde terminée en gradins, avec le colosse impérial au sommet, avait ses flancs revêtus de marbres de Paros ; le pourtour était garni de pilastres surmontés d’une ronde de statues grecques, le tout sur un soubassement carré orné de festons, de bucranes avec des inscriptions funèbres, et de groupes équestres colossaux en bronze doré aux quatre angles. Autour du monument régnait une grille en bronze que surmontaient des paons dorés. Il en reste deux aux jardins du Vatican.

En 537 ce bel édifice était encore intact, mais Vitigès l’ayant attaqué, on brisa les statues pour en lancer les débris sur les assaillants. Pendant les trois siècles qui ont suivi, le môle d’Adrien, rattaché dès le temps d’Honorius peut-être aux défenses de la ville, servit de forteresse. C’est pour s’y retrancher que s’en empara le patrice Crescentius qui voulait en 974 rétablir la république romaine ; il le garda même assez longtemps, puisque le monument en prit le nom de Castel Crescenzio. Mais, appelé par un des antipapes de cette période anarchique, l’empereur Othon ayant envahi Rome et massacré dans un repas Crescentius avec ses principaux partisans, le tombeau d’Adrien fut repris et démantelé.

Un demi-siècle auparavant, ce lieu avait été le théâtre d’une tragédie que précédèrent d’étranges saturnales. Un rejeton bizarre de la débauche antique et des monstruosités du bas-empire, puisant dans les institutions féodales un pouvoir funeste, Teodora, dame romaine illustre par son rang et sa beauté, s’était cantonnée dès l’an 908 dans le château Saint-Ange, d’où elle exerça sur Rome une absolue tyrannie, soutenue contre l’influence germanique par un parti italien qui comptait entre ses chefs Adalbert II, comte de Toscane, père de cette Aspasie féodale. Teodora fit déposer plusieurs pontifes et nommer successivement huit papes. Elle eut une fille aussi belle, aussi puissante qu’elle, et d’une perversité pire. Marozia, c’est son nom, régna de même au château Saint-Ange, où elle fit élire Sergius III, Anastase III, et Landon, créature de Teodora, qui donna au sigisbée de celle-ci l’évêché de Ravenne. Veuve de bonne heure d’un marquis de Tusculum et remariée à Gui, prince de Toscane, pour être agréable à sa mère elle fit ensuite adjuger la tiare à l’évêque de Ravenne, qui fut Jean X. Mais, à la suite de quelque démêlé d’intérieur, elle fit étouffer Jean X au château Saint-Ange ; puis conjointe en troisièmes noces à Hugues de Provence, frère de son second mari, après avoir successivement montré sur le trône pontifical Léon VI et Étienne VIII, elle donna la tiare à Jean XI, un de ses plus jeunes fils. Elle n’avait que trop d’enfants, car un d’entre eux emprisonna dans ce même donjon sa mère, son frère le pape et il les y fit périr. Voilà ce qu’en ce moment, sous la brutale étreinte de l’anarchie féodale, était devenue la chaire de Saint-Pierre.

Le château Saint-Ange, du septième au neuvième siècle, se trouve rattaché aux violences de toutes les factions qui ont désolé Rome et jusqu’à la fin du quatorzième il n’eut pas une destinée fort différente. C’est alors que Boniface IX, Napolitain d’origine, couronna le donjon, pour le fortifier davantage, des ouvrages