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billaient devant un logis sous prétexte de coudre. Elles me renvoyèrent à une matrone qui vendait avec importance trois bottes de légumes, et qui, pour me comprendre ayant convoqué tout le quartier, m’indiqua sur l’autre rive, au delà des Quattro Capi, vers le rione des tanneurs, la situation réelle du palais Cenci-Bolognetti.

Je contemplai donc encore le cloaque ignoré du chevet Saint-Crispin où jamais peut-être ne s’était aventuré un peintre, et j’allai à la recherche du palais que j’avais cru trouver.

L’aspect de cette demeure ne répond guère moins bien au mélodrame qui a rendu si populaire le vieux nom des Cenci. C’est à l’angle d’une petite place étranglée et montueuse que se cache, sous une tour tronçonnée, l’ancienne entrée du palais qui ne démasque de ce côté qu’un profil étroit. Des croisillons grillés impriment à la façade une physionomie de mystère et de geôle ; une des portes, cintrée et taillée en bosselages, est surmontée d’un masque antique de Méduse à expression fade et pleureuse. À l’autre angle de la place, enclose et lugubre comme la cour d’un vieux châtelet, Francesco Cenci — celui qui fut assassiné — avait élevé vers 1575 en l’honneur de saint Thomas, un petit oratoire sur le mur duquel une inscription consacre ce souvenir. On a également encastré aux murs du voisinage deux petits cippes ou autels funèbres, portant le nom d’un Marcus Cintius. C’étaient pour les Cenci des chartes lapidaires ; car leur prétention était de descendre de ce Cintius, comme les Muti descendaient de Mutius Scevola. Ils eussent été mieux inspirés de se rattacher à Lucius Cincius Alimentus qui, cent cinquante-trois ans avant notre ère étant prêteur en Sicile, fut fait prisonnier par Annibal dont il écrivit l’histoire, fut cité par Macrobe et loué par Tite Live. Mais l’ignorance des barons féodaux n’était point inférieure à leur vanité, fréquemment affichée par des prétentions de cette nature.

Les Santa-Croce se targuaient d’être la liguée de Valerius Publicola. De là le nom de Santa-Maria de Publicolis donné à l’église où ils ont leurs sépultures, parmi lesquelles, outre de belles pierres tombales du quatorzième siècle, on doit mentionner un très-magnifique mausolée Florentin.

Le prolongement du palais Cenci, à l’intérieur duquel rien ne retrace plus le séjour des contemporains de Clément VIII, s’étend sur une autre place plus vaste et plus basse, en face de la synagogue. L’entrée principale actuelle est surmontée de cette inscription : Cenci Bolognetti ; mais les héritiers du nom ne résident point au palais.

C’est au château Saint-Ange, la tour de Nesles romaine, et devant le môle d’Adrien que s’est dénouée l’aventure commencée au palais Bolognetti. On peut, en faisant quelques détours, aborder cet étrange monument de profil, par des sentiers perdus qui isolent et font valoir la massive et imposante geôle. Avant de descendre jusque-là, le Tibre décrit un demi-cercle qui vient, empiétant sur les rues les plus peuplées de Rome, étrangler les beaux quartiers resserrés entre le Pincio et la rivière. C’est à la proéminence du coude formé par le Tibre que Clément XI a fait construire le petit port de Ripetta, avec de larges degrés qui en facilitent l’accès aux gens qui débarquent dans cette rue commerçante les bois de chauffage, les vins, l’huile, le blé et autres denrées qui descendent de la Sabine et de l’Ombrie. Le port de Ripetta ouvert à quelques pas du Corso sur la rue fréquentée qui conduit de la place du Peuple à la place Navone, fait face à une berge déserte où jamais on n’a bâti et dont la verdure sert de piédestal au Monte-Mario situé en arrière-plan.

Pour passer à l’autre bord et gagner par les champs le château Saint-Ange et les banlieues actuelles du Borgo, on a établi, il y a vingt siècles peut-être, un bac qui, se détachant du centre le plus vivant de la ville, aboutit à une campagne sablonneuse où la solitude commence immédiatement. En moins de cinq minutes, le temps de filer d’une rive à l’autre, on est transporté, du pavé piétiné, gras et boueux de la via di Ripetta, dans un sentier bordé, quand l’hiver expire, de sureaux verts, d’épines noires déjà fleuries et d’églantiers en papillotes. L’étroit ruban du chemin battu a pour cadre des touffes de lotus et des violettes. Si l’on obliquait à droite, on arriverait aux cultures où Cincinnatus, à quarante minutes du champ de Mars, vivait si loin de Rome : il n’en serait guère moins séparé de nos jours.

Si l’on poursuit tout droit au lieu de se diriger au nord, on arrive à des pâturages, à des jardinets, à ces maisonnettes que les Marseillais appellent des bastides et les Romains des vignes. Il y a quelques guinguettes cachées parmi des fermes dont les cours, encombrées d’un rustique attirail, servent de préau à des poulets, à des oies, à des moutons. La ville isolée par un ruban d’eau est à cinquante mètres ; le bruit des fiacres se mêle au cri de l’alouette. Le contour du Tibre, Saint-Pierre, et au premier plan la face latérale du château Saint-Ange, énorme et sombre avec ses pierres saillantes en grand appareil romain, limitent ce petit coin de solitude.

Il est bien surprenant qu’ayant absorbé, tant sur une rive que sur l’autre, les trois quarts de cette circonférence dont le fleuve décrit une moitié, la cité n’ait jamais envahi des terrains qui sous les Césars auraient relié la voie Flaminienne aux habitations transtéverines et qui, depuis le temps de Constantin, mettraient le quartier opulent du nord en communication directe avec le château fort des papes et le bourg du Vatican.

Mais personne, et c’est là un trait qui peint l’édilité romaine, personne en jetant un pont au-dessus du port de Ripetta, ne s’est avisé de supprimer cette langue de désert enclavée dans la ville. En l’état actuel, une barque suffit à la circulation ; car le sentier battu depuis deux mille ans ne s’est pas élargi, tant est rare