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de science et de naïveté. On le voit rarement triompher ainsi.

Le Poussin a dans ce palais des toiles singulières : le Saint Érasme à qui des bourreaux dévident les entrailles, horrible sujet traité avec vigueur pour être copié en mosaïque. La peinture a plus d’énergie et de vérité que sa reproduction à Saint-Pierre. Le Saint Matthieu écrivant, très-belle page, ne s’est pas rembruni ; les vues des Bords du Tibre, de l’Aqua Acetosa sont de la main d’un maître qui aime les sites et le pays.

Mais de petites merveilles, ce sont certains paysages mignons de Claude le Lorrain, un surtout qui, des flancs du cratère verdoyant où le ciel a versé le lac d’Albano, représente à l’horizon la crête si élégamment meublée de Castel-Gandolfo. Une autre de ces compositions, d’un fini plus précieux, a été peinte sur une plaque en argent ; recherche de luxe bien vaine, dont nul ne peut s’apercevoir et que j’ignorerais si, depuis lors, la princesse Barberini ne me l’avait révélée dans un salon de Paris. Le poids d’un peu d’argent n’ajoute guère au prix des diamants de maître Claude.

Rome triomphante, la Mort de saint Jean-Baptiste, sont les deux toiles les plus importantes de Moïse Valentin. Ce dernier tableau est d’un effet de relief très-puissant ; l’Hérodiade est un morceau splendide. De cette peinture à celle de Michel-Ange de Caravage, réaliste d’un temps où l’on n’avait pas encore des mots si mal confectionnés, l’intervalle est franchissable : les Tricheurs au jeu saisiront vivement un
La Beatrice do’ Cenci par Michel-Ange de Caravage, au palais Barberini, à Rome. — Dessin de Paquier d’après une ancienne gravure.
spectateur naïf ; ils peuvent arrêter au passage le connaisseur, et même le moraliste qui d’ordinaire ne comprend que le côté vicieux des arts. Deux aigrefins s’entendent pour plumer un dindon : l’un posté derrière le jouvenceau indique des doigts à son partenaire le chiffre des points. Ce compère est un vieux coquin, raviné, stigmatisé, estampillé par le vice et la scélératesse à tous les linéaments du visage ; l’autre, le joueur complice, pâle, flétri, prématurément dégradé, oppose son adolescence avilie à la candide jeunesse de sa victime. De son pourpoint il retire une carte, en s’assurant d’un œil oblique et faux du succès de sa supercherie.

J’ai réservé pour finir le Jeune homme à l’archet, ou Violoniste de Raphaël. C’est là qu’est ce tableau justement renommé, daté de 1518 et signé. Chacun se rappelle cette figure délicate et féminine, coiffée d’un bonnet noir si bien ajusté et posée sur un grand collet de fourrure. Bien des artistes ont copié ce chef-d’œuvre : personne à mon sens ne l’a serré de plus près ni dessiné avec tant d’intelligence que Clément Chaplain, graveur en médailles, sculpteur et lauréat de notre École.




Depuis la visite au palais Barberini, les traits de Beatrice de’ Cenci étaient restés dans ma mémoire et je songeais vaguement à m’enquérir du palais jadis habité par les acteurs d’une des plus sombres tragédies du temps passé. Jignorais encore la situation de cette demeure, lorsqu’un jour, en errant dans la ville, je m’imaginai mal à propos que le hasard m’avait guidé au quartier des Cenci.

À l’entrée du Trastevere par le Ponte Rotto, derrière la chapelle de San Crispino gardée par un portier-sacriste qui fait sa cuisine en soutane au milieu de la rue, j’étais descendu pour regarder de la berge du fleuve les vieilles arches du pont, et le joli point de vue qu’animent le temple rond du Soleil, la grande cloaque, les cyprès et les ruines du Palatin, lorsque je me trouvai dans une manière de petite place fort étrange. Elle est irrégulière, montueuse, bordée de masures, ou plutôt de nids pratiqués dans d’anciennes et féodales murailles ; le tout s’accrochant au chevet de la chapelle, et dans un état de délabrement tout à fait sinistre. Au moyen de quelques rampes croulantes dressées en échelles contre les parois de ce coupe-gorge, des fenêtres devenues portes donnent accès dans des repaires immondes. Des cordeaux tendus d’un logis à l’autre faisaient balancer au vent des guenilles lavées dans les bourbes du Tibre ; de vieux pots cassés garnissaient les croisées sans châssis ou sans vitres ; d’horribles sorcières déguenillées de loques couleur de boue, des malingreux presque déshabillés apparaissaient aux seuils. Mais au milieu de ces murs écorchés, rapiécés depuis l’antiquité peut-être, brille encastré un grand panonceau d’armoiries, écusson allongé d’où surgissent les bois fourchus d’un cimier héraldique.

Comment se fait-il que le blason à demi rongé sculpté sur cette pierre soit celui des Cenci de Bologne ? C’est ce qu’on ne peut s’expliquer que par le grand nombre des domaines qu’a possédés cette maison. Toujours est-il qu’en déchiffrant dans ce cloaque lugubre ce document inattendu, je crus d’autant plus avoir découvert les ruines du palais de Beatrice, que je le savais situé dans une région pauvre, à proximité du fleuve. Pour ne garder aucun doute, je m’informai cependant à des filles demi-nues et railleuses qui ba-