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si le vénérable Bède qui, au huitième siècle et le premier, je crois, a qualifié de Colosseo cet amphithéâtre, s’est préoccupé de ses dimensions, ou de son voisinage avec l’ancienne statue colossale en bronze de Phœbus-Apollo, décapitée au profit de Néron sans respect pour une œuvre de Zénodore. On ne sait ce qu’est devenue depuis le cinquième siècle qui la vit encore debout, cette figure de cent vingt pieds que Vespasien fit tirer par vingt-quatre éléphants de l’atrium de la Maison Dorée, pour la camper sur un piédestal en travertin qui ressemble à un rempart, et où Domitien lui recoupa la tête pour y substituer la sienne.

Chacun sait que dans les jeux de l’inauguration de ce théâtre qui ont duré cent jours, six mille bêtes fauves, plus quatre mille gladiateurs furent immolés, et chacun regrettera que l’on ne puisse retracer les scènes qui ont animé cet étrange édifice, lorsque de l’an 1060 à l’an 1310 les Frangipani, les Annibaldi s’étaient cantonnés et soutenaient des siéges dans cette roche creusée, transformée en château fort par les luttes féodales. On compulserait en vain les Bollandistes pour leur demander les noms des martyrs chrétiens égorgés dans l’arène, et les historiens pour savoir au juste si le théâtre contenait cent mille spectateurs ou n’en pouvait recevoir que quatre-vingt mille. Je ne préciserais pas mieux que le premier venu des annalistes l’obscur couloir où Lucilla voulut faire poignarder l’empereur Commode son frère, par Quintianus ; enfin je ne citerai que pour mémoire le tournoi du Colisée en 1332, et le tremblement terrestre de 1381 qui lui laissa la caducité des ruines. Cependant il serait curieux de pouvoir décrire l’hôpital qui fut au moyen âge organisé dans les alvéoles de cette énorme ruche, idée bizarre entre toutes. On se laisserait entraîner bien loin s’il fallait énumérer les mutilations infligées à l’œuvre des Flaviens pour en dérober les matériaux, ou raconter en détail les utiles réparations de Pie VII, les maladroites restaurations de Léon XII, les travaux de Grégoire XVI, enfin les reconstructions mieux entendues de Pie IX qui nous permettront de grimper jusqu’à la dernière plate-forme de cette montagne concave, dont les flancs circulaires et presque boisés ont cent cinquante-sept pieds de haut.

Bien des notices ont été répandues ; ce n’est donc plus à travers des compilations qu’il faut chercher sa voie, ni dans une de ces descriptions doctorales où le podium, les vomitoria, les præcinctiones, les cunei, le velarium, les mœniana et autres termes cautionnent l’érudition de l’auteur par les singularités du vocabulaire.

Mais si je ne m’abuse, autant une froide notice, autant une monographie inanimée laisseraient l’attention languissante, autant la captiveraient un point de vue particulier, une circonstance, un souvenir, un effet rapide et tout à coup surpris. C’est ce que cherchent dans des effets trop prévus les touristes naïfs. À leur suite, en vrai mouton de Panurge, la nuit, aux clartés de Diane, je suis venu m’égarer sur les rampes et sous les arcades du Colisée. Des Anglais gravissant les gradins, glissant sur les plates-formes, s’enfonçant parmi les couloirs avec des torches aux lumières vermeilles que la résine fumante entourait de son crêpe, faisaient flamboyer sur des blocs de travertin jaunâtre des clartés fauves, en contraste violent avec les tons azurés du ciel, dissous par la lune dans les blanches vapeurs qu’elle versait sur cet entonnoir. Le Colisée perd beaucoup a être entrevu sous ces lueurs bariolées et diffuses ; l’obscurité le rend fruste, les torches le rapetissent en l’agrémentant d’un amusant effet digne des Lenain et de Van Schaëndel.

Qui n’a écouté des enthousiastes revenus de Rome improviser de ces descriptions où la complaisance de l’auditoire est soutenue par la sincérité du conteur ! Celui-ci complète le spectacle et le voit si bien, qu’on se figure qu’il sait le montrer. Mais je l’ai remarqué bien des fois, il ne parlera guère du Colisée, et si vous ouvrez cette veine, « C’est très-beau ! C’est grandiose ! C’est admirable, sublime !… » Tout se résumera dans un lieu commun d’hyperboles. Les efforts des auteurs pour parler dignement du Colisée ne m’ont point échappé : c’est de tous les coins illustres de Rome celui qui a donné lieu aux plus ronflantes prosopopées, — indice d’une impression débile et d’une émotion absente. D’où provient cette indigence devant un des plus considérables monuments de l’antiquité, des mieux peuplés en souvenirs et des plus purs, car Vespasien qui l’a fait bâtir avait déjà cinq ans lorsque Auguste mourut ?

Il en est ainsi de bien des merveilles qui, comme la grande pyramide, sont plus imposantes par leur masse que par le fini du détail ou par l’originalité de l’invention. Une fois cette combinaison essayée, de juxtaposer en ellipse ou ovale deux théâtres en un, l’invention était complète. Elle est restée immuable ; chacun s’en rend compte et qui a vu un amphithéâtre les connaît tous.

Celui de Rome où se sont passés de terribles drames, où l’on évoque l’ombre des consuls, du sénat, du collége des vestales, des édiles, des pontifes et des empereurs, a pour lui son immensité, l’indestructible solidité de la construction, l’énormité des matériaux, entassement régulier de roches remuées par des Titans.

Ce fond de bassin semble être le moule en creux où l’on a coulé les sept collines romaines.

La magnificence de l’édifice a été si bien appréciée, que les papes ont à grands frais soutenu, restauré, consolidé l’amphithéâtre des Flaviens : ils se font honneur d’une sollicitude à laquelle s’associe Rome entière. On peut dès lors concevoir le bel effet qu’a produit il y a quelques années un des évêques de notre France, lorsque prêchant dans la chaire du Colisée, il s’avisa de s’écrier : « Eh quoi ! ruines abominables, restes impurs, vous êtes encore debout ! Ô honte ! des chrétiens supportent la vue de ces murs infâmes ! Ils ne dispersent pas les pierres de cette Babel, amoncelées par l’orgueil impie des ennemis de la foi !  etc… etc… »

Voilà de ces mouvements d’éloquence à convaincre