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trale du Dieu des mers à l’entrée de sa niche, et le généreux relief de cet échantillon plus ferme des bassins mythologiques de Versailles, apportant son fracas au milieu d’un quartier plébéien. On m’aurait surpris alors en m’apprenant que cette architecture devant laquelle on songe à Mansard et même à Philibert Delorme ne date que de 1735 ; car j’ignorais que le goût qui, jusqu’à la fin du dix-septième siècle a précipité la décadence romaine, à partir du suivant l’a plutôt ralentie et s’est borné à enrichir de coûteuses fantaisies le style de l’âge antérieur.

Ce n’est pas que je ne me reprochasse un peu déjà comme une tendance à pactiser avec la corruption mes complaisances pour ce divertissement des yeux. Quand on vient ici, pour les doctrines de l’art comme pour celles de la foi, il faut s’accoutumer à la tolérance. Seulement, je ne suis point parvenu à m’expliquer comment de cette terre d’audace et de liberté esthétique il nous revient des esclaves si routiniers et si timides.

C’est par hasard que je finis par déboucher dans la rue du Corso. Autre déception : cette rue si renommée, qui sert de turf à des courses équestres, est étroite et boutiquière comme notre rue Neuve-des-Petits-Champs, qu’elle rappelle en outre par ses trottoirs étriqués. Beaucoup de petits magasins où se débitent de menues marchandises ne valant pas grand-chose ; quelques palais çà et là pour relever ces files de maisons. En passant à côté de la grande place Colonna, je mesurai des yeux la haute colonne dorique en marbre blanc qui en décore le centre, vaguement contrarié que la Trajane me laissât si faiblement impressionné. Dépaysé au point où je l’étais, on devient irréfléchi : ce n’était que la colonne Antonine et je ne m’en avisai même pas…

C’est sous Sixte Quint qu’en rhabillant le piédestal à demi enfoncé de ce monument érigé en l’honneur de Marc-Aurèle à la suite de ses victoires sur les Germains, on se méprit sur sa destination réelle et que l’on attribua à Antonin le Pieux un édifice qui ne date que de son successeur. L’ancienne inscription avec plusieurs bas-reliefs trop réparés du piédouche a été sous Grégoire XVI transportée au milieu du Giardino della Pina, au Vatican. Elle pouvait empêcher toute erreur à propos de cette importante et curieuse imitation de la colonne Trajane. La vaste place carrée où celle des Antonins s’élève est assez monumentale, environnée qu’elle est des palais Ferraioli et Chigi, ce dernier élevé par les neveux d’Alexandre VII, ainsi que du palais Piombino qui sur le Corso fait face au bâtiment de la Grand’Garde, porté sur un long péristyle dont les piliers proviennent des fouilles de l’ancienne cité des Véiens.

Une pluie intermittente et fine badigeonnait de noir les édifices et éteignait les reliefs lorsque j’arrivai sous le balcon du palais Ruspoli, résidence alors de notre hospitalier général de Montebello. Ne sachant plus quelle direction adopter, perdant dès l’abord toute illusion sur la via de Condotti dont les peintres m’avaient si souvent parlé, et dont le fond en ce moment était effacé par la brume, j’avais remonté jusqu’à l’assommante façade de San Carlo : je songeais aux églises de Nancy et de Versailles, lorsqu’un passant me barrant la route poussa un cri joyeux et me tendit les mains. Nous nous embrassâmes au milieu du ruisseau, ce qui en Italie n’étonne personne et fait plaisir à l’assistance. Et nous entrâmes au café pour y partager comme naguère en Toscane un déjeuner d’anachorète, que parfois je rendais scandaleux par l’addition d’un œuf sur le plat. « Voilà, disait alors l’abbé, voilà comment on amasse des humeurs. Et avec des écarts pareils, étonnez-vous d’être malade ! »




Ce qu’est l’abbé, — ce qu’il fut, hélas, n’attendez pas que je le dise ! Il faudrait un chapitre et cet ami l’a prévu tout exprès pour l’interdire. Représentez-vous Pline, Ammien-Marcellin et Vasari ressuscités ; imaginez un flambeau qui perce la nuit des siècles, un goût à défier les plus experts, une bibliothèque qui près de vous chemine et parle : voilà l’abbé.

Avec son expérience des hommes et d’un pays qu’il avait étudié depuis quinze hivers, il apprécia mes dispositions d’autant plus vite que mes idées lui étaient familières et qu’il avait combattu mes préjugés à Florence où je l’avais connu. Trop prudent pour se montrer étonné de me rencontrer sur le pavé de Rome, il me prit par le bras et d’un ton engageant, mais décidé : « Allons, mon bon ami, dit-il, je vais vous mener tout droit à Saint-Pierre. »

C’était prendre la bête par les cornes ; il le savait de reste. Aussi, en le suivant avec une bonhomie un peu suffisante, « si c’est avec cela, pensais-je, qu’il s’imagine m’entamer… »

Du bout de la rue Sainte-Lucie jusqu’au pont Saint-Ange, on suit un interminable défilé de rues dont l’aspect est misérable jusqu’à devenir répugnant quand on s’approche de la via di Tordinone. Cette laideur finit par vous divertir. D’ailleurs, tout en regardant, j’écoutais l’abbé de toutes mes oreilles : avec lui, ce polypier de rues s’était animé. À l’embranchement de deux venelles, il me montra l’albergo dell’ Orso, où vint autrefois se loger Montaigne. On n’y a rien changé ; rien ne change dans Rome : seulement, la clientèle est descendue ; des rouliers et des contadins remisent leurs charrettes sous ce portique alors déjà vieux où le seigneur bordelais descendait de cheval avec sa suite.

C’est un réquisitoire symbolique contre les vanités du théâtre que d’avoir condamné Apollon, le patron de l’opéra de Rome, à résider dans une espèce de bouge ignoble qui vu du dehors à l’extrémité de la rue, sous sa robe de plâtre bise dénuée de toute ornementation, a tout à la fois l’équivoque physionomie d’un mauvais lieu et la défroque d’un pécheur sous la livrée de la pénitence publique. Le haut mur sordide qui plonge à pic sur la rivière, flanqué de logettes et de corridors en bois, ressemble au revêtement postérieur d’une tannerie