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dix-septième siècle, là, campé devant une croix de mission montée sur un fût et flanquée de quatre bornes comme celle de Paimbœuf, je me demandai, contemplant cette place irrégulière, dépavée, avec ses maisonnettes, ses arbres de sous-préfecture et cette croix de village, si c’était à Rodez, à Vannes ou à Brives que je m’étais trouvé dans un carrefour tout pareil, et écouter les réverbères crier en dansant au vent de pluie. Au coin gauche de la place, sous un balcon où j’aurais logé le notaire de l’endroit, je remarquai cette enseigne au-dessus d’une porte étroite : Antica Trattoriavieux restaurant. Chez nous on n’est achalandé que par la nouveauté : « Allons, dis-je, me voilà bien réellement à Rome… »

Sur cette place Barberini, quand on revient vers la rue, on rencontre une fontaine de couleurs ombre, mais dont la vasque est belle et bien proportionnée au motif qui occupe le centre. Ce motif est remarquable : quatre dauphins dont les gueules béantes effleurent l’eau sont reliés en tronçons, formant de leurs queues relevées un socle aux armes des Barberini, sur lequel est posée, décrivant une demi-hélice et tenant lieu de vasque supérieure, une large conque d’où l’eau s’égrène en perles. Du milieu de cet appareil surgit accroupi solidement un vigoureux Triton qui, les bras et la tête levés, souffle contre le ciel dans une trompe en forme de coquillage, d’où jaillit un filet d’eau dont l’artiste a su tirer un très-bon parti. Cette originale et robuste conception, qui me fit penser à Pierre Puget, est l’œuvre du Bernin, qui nous ménagera d’autres surprises.

Tournant le dos à la place, je pris une rue transversale qui devait descendre au cœur de la ville, la Via del Tritone, qui débute par des boutiques de victuailles enfumées et grasses, trattorie que doivent hanter les Allemands, car on y entrevoit de lourdes saucisses, de la choucroute et des chopes à bière. Il entrait là-dedans des rapins à petite casquette, tandis que des gens du peuple accroupis ou collés contre le mur autour de la porte se frottaient à la graisse de l’endroit, qui déborde jusque dans la rue, pour en humer les senteurs et s’acagnarder dans la zone odorante des graillons. Parmi cette plèbe orgueilleuse, fainéante, égalitaire et sobre, la cuisine a ses amoureux platoniques à qui suffit la fumée : maigres sous des vêtements gras, ils semblent nourris d’aspirations comme les orchidées ; rissolés à l’encens des fritures, ils ne s’apercevront plus que leur pain est sec et leurs fèves assaisonnées d’eau claire.

Pour les justifier, il faut avouer qu’à Rome les endroits privilégiés où l’on voit de la nourriture pour de bon ne sont pas très-communs. Dans ce pays ou la fièvre est endémique, je ne sais si la sobriété est un instinct conservateur, mais dans toutes les classes elle est exemplaire et, et vrai dire, la qualité des denrées alimentaires favorise de si estimables penchants. Le veau, tué trop jeune, est mauvais et il est rare ; le mouton est puant et dur, le bœuf peu savoureux, la volaille coriace et maigre. Seul le gibier est de qualité supérieure ; il est commun, à l’exception de la perdrix. Compacte et trop peu travaillé, le pain est très-lourd ; le vin, généralement passable, est fabriqué sans soin ; il devrait être excellent. Les pâtisseries faites avec un mélange d’huile et de graisse sont répugnantes à soulever le cœur.

Au reste, le petit peuple se soucie peu de ces éléments culinaires. Voici comme il se sustente : tout l’hiver, on blanchit pour le public aux coins des rues dans de grands chaudrons, deux fois le jour, de ces longs choux-fleurs verdâtres qu’on appelle broccoli, et on les porte à domicile sur des écumoires, de boutique en boutique. Ces gens mangent aussi, en quantité, de gros lupins ronds et jaunes cuits à l’eau sans beurre ni graisse. Sur les broccoli on met du sel et de l’huile avec du vinaigre. Ajoutez quelques olives, des figues sèches, du saucisson aride, souvent ranci, des tiges de finocchio ou fenouil et, comme dessert, des noisettes, des graines de potiron, des pignoli, amandes de la pomme de pin. En été, les fruits, surtout le melon d’eau et la courge verte à chair pourpre, d’une saveur si fade. Tel est à peu près pour le peuple de Rome, en y adjoignant quelques pâtes communes, le fonds du régime.

Quelques rues boueuses dépourvues de trottoirs, des boutiques chétives, cintrées, à porte étroite comme on en voit à La Châtre et à Dinan, des murs où le plâtre écorché a reçu le badigeon terreux des éclaboussures du ruisseau, de temps en temps quelque église à façade indigente dans le goût moderne encastrée aux maisons ; beaucoup d’animation et de caquetage populaire, toutes les femmes déguenillées et coiffées en cheveux, même celles qui n’en ont plus, spectacle affreux : voilà ce qu’on rencontre dans ces carrefours où pour la première fois, il convient de le noter aussi, je reçus la distincte impression des odeurs, ou pour parler poétiquement, du parfum de Rome. C’est une exhalaison locale de bouillon de choux ou de broccoli gâtés mêlée à la senteur crue des raves, émanations sulfatées auxquelles il faut bien qu’on s’accoutume ; car le pavé et la fange noire des rues sont imprégnés de cette essence, qui ne s’est point épurée en devenant séculaire.

Peu à peu, en avançant le long d’une voie étroite et maraîchère où la foule croissait et où l’on foulait des feuilles légumineuses, je perçus une sorte de rumeur vague comme celle des flots, qui accompagnait puis qui domina les bruits du populaire, et soudain, au détour de la rue, je fus ébloui par des amas d’eau qui d’un pêle-mêle de rochers dominés par des architectures peuplées de statues, tombaient en écumant et jaillissaient de toute part pour s’engouffrer dans des trouées caverneuses. J’étais devant la fontaine de Trevi.




C’est un exemplaire fastueux des décorations à grand ramage comme les entendait l’école du Bernin. Au