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baptême ; « l’idée que chaque chrétien que je fais sera un travailleur et aidera à la fécondité de la terre est mon meilleur salaire. » Sa femme, jeune et jolie, me fit voir ses broderies et ses tissages ; nouveau témoignage du goût charmant avec lequel les Roumaines décorent les larges manches et le col de leurs camessi. Les dessins de ces broderies exécutées au point de marque sont byzantins. Transmis de génération en génération ils remontent à une assez haute antiquité et mériteraient d’être recueillis. Près des villes leur caractère s’altère, et c’est dommage, par le mélange de fantaisies d’Europe venues par l’Allemagne.

Assez tard dans l’après-midi, nous arrivions à l’entrée d’une gorge au milieu de laquelle est le monastère de Tizmana, bâti sur un banc de rochers élevés qui s’avance comme une jetée au milieu des arbres. La façade principale regarde le fond de cette gorge et un mont élevé qui la domine. On y arrive par une large route suspendue au-dessus d’un torrent. À chaque pas qu’on fait en s’élevant sur cette route, le paysage s’agrandit et éveille des idées de calme et de recueillement. L’ordonnance des bâtiments se marie bien au paysage et n’en détruit pas l’impression agréable, quoique sévère. Malheureusement nous arrivions au sur lendemain d’un désastre ; en pénétrant dans la seconde cour, nous ne vîmes que des ruines fumantes. Tous les bâtiments de manutention, les logements des moines, les greniers et les magasins, avaient brûlé l’avant-veille. Les moines sans aide n’avaient guère pu sauver que leurs personnes ; le feu ne s’était arrêté qu’aux murs épais des constructions extérieures. Les pauvres religieux, consternés, erraient au milieu des décombres comme des âmes en peine ; depuis deux jours ils manquaient de pain !

Notre arrivée fut un heureux prétexte au supérieur pour secouer leur torpeur ; en moins d’une heure, il sut ordonner et faire exécuter un souper très-confortable auquel le pain seul faisait défaut. Heureusement notre prévoyant Mathé faisait toujours la part de l’imprévu ; le coffre de notre voiture renfermait quatre ou cinq petites miches rondes qui complétèrent le festin, auquel le supérieur assista. Comme nous lui faisions compliment de l’activité de ses servants, il nous répondit : « Ici comme ailleurs le chef fait les soldats. » C’était une admirable figure que ce moine ; il s’élève dans mes souvenirs au-dessus de tous ceux que j’ai rencontrés autant par la beauté de ses traits que par la supériorité de son intelligence, qu’une longue causerie intime nous révéla. Certainement, ce n’est aucun des motifs communs aux autres moines, vocation, intérêt, dégoût ou lassitude de la vie, qui l’a poussé au cloître. Il n’y est pas entré, comme quelques-uns, avec le seul espoir de finir en paix ; il semble plutôt attendre le moment de vivre et se préparer à l’action. Il a réhabilité dans mon esprit le clergé valaque et m’a fait entrevoir le rôle qu’il pourrait jouer dans la régénération du pays. Je ne puis répéter le touchant plaidoyer qu’il nous fit entendre en faveur des asservis, ni ses éloquentes philippiques contre les asservisseurs, mais je puis transcrire une admirable prière qui en est comme un poétique résumé, et qu’il nous récita pour nous montrer que ses aspirations n’étaient pas à lui seul. C’est la prière que le pope Chapça prononça le 9 juin 1848, au camp d’Islaz, devant le peuple en armes.

« Dieu de la force et de la justice, vois ton peuple prosterné devant ton évangile et ta croix. Il n’invoque que ta justice ; exauce et bénis sa prière. Donne la force à son bras, et tes ennemis seront vaincus. Verse dans son sein le courage, dans son cœur la mansuétude, et l’ordre dans son esprit.

« Dieu de la lumière, tu fis jaillir jadis la colonne de feu pour guider Moïse dans le désert. Dis, Seigneur, que l’ange des bons conseils descende au milieu de nous, et nous guide dans tes voies. Bénis, du haut du ciel, nos étendards couronnés de la croix de ton Fils bien-aimé ; fais-les flotter sur le chemin de l’ordre et de la véritable gloire.

« Seigneur ! ton Fils unique fut envoyé par toi en sacrifice pour le salut des hommes. Il voulut déifier l’humilité et le travail et il devint anathème ; il devint la proie de la mort pour donner la vie et la liberté aux humains. Tu es le même Dieu : la victoire et la liberté sont à toi. Sauve et délivre tout homme qui souffre, relève et vivifie ce peuple qui se meurt pour faire vivre ses oppresseurs. Sauve-le des abus qu’on fait naître de ses institutions et même de ses vertus ; délivre-le de l’abus de la claca, de l’infame iobag’e, inconnue a nos pères, de la corvée des chemins et des chaussées, de ces travaux des Pharaons. Rends-lui le temps et l’espace dont tu dotas l’homme ; fais-le jouir du produit de son travail.

« Lève-toi, Seigneur, et fais connaître au monde que tu es le Dieu des laborieux et de tout homme qui s’élève vers toi par le travail, seule prière que tu bénisses et que tu exauces. Ton Fils a promis aux opprimés la justice, aux affamés le pain, aux désolés la consolation. Rends à tes enfants leurs biens et leur pain, selon ta justice. Car à toi est la domination et la force et la gloire, à toi le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans le présent et dans l’éternité, et dans les siècles. Amen. »

À une lieue et demie de Tizmana, presque au sommet de la montagne, est le monastère de Tchoclovin : une petite église et deux ou trois maisonnettes au fond d’un véritable puits de verdure. Dans cette solitude presque inaccessible, vivent pauvrement sept ou huit moines sous la direction d’un supérieur, qui me parut délivré d’une grande anxiété quand nous lui dîmes que nous avions apporté notre déjeuner. Il n’avait que des pommes de terre à nous offrir et tout son personnel était occupé à la fabrication du rakiou. Le temps pressait, car la nuit précédente un ours, leur voisin, était venu dévorer toute la récolte du plus beau prunier. L’alambic fonctionnait en plein air et l’aspect bizarre des moines distillateurs me frappa de surprise. Leur costume accommodé à leur travail per-