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je dus m’y rendre. Après les politesses d’introduction on nous offrit … des cartes. J’arguai d’une ignorance complète ; mon compagnon ne put refuser et fut bientôt engagé dans une partie de trente et un où il n’avait pour adversaires que des dames. Les messieurs, absorbés dans des parties sérieuses, me laissèrent tout à une causerie avec un jeune médecin, étudiant d’une faculté française. Il était érudit et malin, comme le prouve cette phrase qu’il me glissa au milieu d’une revue de l’état actuel de son pays : « La Valachie est encore dans les premiers langes de la civilisation moderne ; les idées sur le jeu y sont particulièrement entachées de vieillerie ; on le pratique à la façon que les mémoires du temps attribuent à Henri IV et à quelques grands personnages de la cour de Louis XIV : entre nous, nous nous amusons, mais les étrangers ? J’ai peur que M. D. ne s’amuse pas beaucoup. » Je regardai M. D. Il ne paraissait encore qu’étonné. Les

La montagne de Polovrad’j. — Dessin de Lancelot.

dames riaient beaucoup, causaient et mêlaient les cartes avec entrain. À cette phrase de leur dialogue — « la dernière fois que l’ex-hospodar X. vint ici, il perdit cent cinquante ducats ; quel homme charmant et aimable ! » — je compris que la mauvaise veine est pour beaucoup dans l’amabilité d’un homme ; la galanterie doit sans doute le pousser à écarter ses atouts … quand ses partenaires lui en donnent. M. D. fut donc très-aimable ce soir-la, et son amabilité fut si persistante qu’il me pria de lui passer ma bourse après

Sur la route de Tirgu-Giulu. — Dessin de Lancelot.

avoir épuisé la sienne. Cependant j’usais largement de l’obligeante loquacité de mon jeune médecin et profitais de son érudition : histoire, philologie, politique et poésie, elle embrassait tout. Entre autres choses, il m’apprit que notre poëte Ronsard était d’origine valaque et descendant d’un Bano de Maracini dont le fief était au district de Buzéo. À la tête d’un parti de cadets comme lui, ce Maracini alla s’offrir à Philippe VI de Valois ; bien accueilli à la cour de France, il épousa une La Trémoille, et traduisit son nom de Maracini, qui veut dire ronces, épines, par celui de Ronsard. Les vers du poëte ne laissent aucun doute.

« Or quant à mon ancêtre, il a tiré sa trace
D’où le glacé Danube est voisin de la Thrace.
Plus bas que la Hongrie en une froide part,
Est un seigneur nommé le marquis de Ronsard,
Riche d’or et de gens, de villes et de terre.
Un de ses fils puînés avait amour la guerre ;