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gnon se plaignait amèrement des réformes introduites par l’Igoumène d’Orèzu, réformes qui tendaient à ramener les moines à la discipline et à la dignité. Il était long, mince et tout dégingandé. Ses cheveux et sa barbe avaient la couleur des grains de maïs murs, ses yeux bleus étaient petits et clignotants ; son nez et ses joues indécemment écarlates trahissaient un amour à outrance pour la dive bouteille. Il nous expliqua assez peu clairement comment, sujet russe et soldat, il se retrouva, après la campagne de Crimée, moine en Valachie … « Enfin j’y suis, disait-il, et pas heureux, car la condition du moine est bien rude ! Cet Igoumène ! il lui plaît d’être saint et pour l’être il nous fait martyrs ! Autrefois, nous avions ici une cantine où chacun pouvait boire à sa soif et selon sa bourse. Il l’a fait fermer ! Aujourd’hui, pour boire un peu, il faut aller à Tirgu-Orèzu, à cinq lieues. C’est un tueur d’hommes ! Je prends en pitié ce pauvre pays qu’il démoralise, où nous n’avons plus un ami chez qui trouver un verre de vin ou d’eau-de-vie. »

À un kilomètre du monastère est une grotte stalactifère célèbre. Le supérieur, deux moines et trois guides nous y conduisirent. Elle s’ouvre sur la crevasse de la montagne et on y arrive par un chemin suspendu à cent mètres au-dessus de l’Oltezu qu’on entend sourdement bruire. L’arête de rochers sur laquelle on marche, large ici de six pieds, là de deux, monte, descend, remonte et s’interrompt ; trois perches enlacées de branchages la continuent ; une échelle de quinze échelons énormes escalade un brusque ressaut ; le chemin se poursuit obstrué de ronces, s’appuyant à droite tantôt à une muraille perpendiculaire, tantôt à des roches éboulées, et toujours, à gauche, suspendu sur le vide.

Forêt de Baïa-de-Fier. — Dessin de Lancelot.

On arrive enfin à la grotte. Elle se prolonge très-loin (plus d’une lieue, nous dit-on) en une nef principale très-sinueuse, sur les deux côtes de laquelle s’ouvrent des impasses plus ou moins longues. Nef et impasses présentent à peu près toujours le même aspect. Les brillantes parois de mica, les bizarres colonnes, les pendentifs, les mille gouttes d’eau qui tremblotaient, transparentes et roses sous la lueur des torches, excitaient chez les moines une admiration toujours renaissante. Malgré ma bonne volonté d’admirer autant qu’eux et d’autres voyageurs dont j’avais vu les brillantes pages inspirées par des grottes semblables, cette architecture de hasard me laissa froid. Je ne vis là ni les voûtes hardies ni les audacieuses colonnes qui, selon ces écrivains trop facilement poëtes et pas assez architectes, laissent bien loin derrière elles les plus belles cathédrales et les plus grandes conceptions artistiques. Il me semblait que comparer seulement les productions des jeux de la nature à celles du génie de l’homme c’était ravaler ce génie, et je gardais rancune à ces stalactites de ce qu’on avait exalté outre mesure leurs formes molles et leurs proportions hors de sens, qui ne présentent sans cesse et toujours que ces deux mêmes images disgracieuses : en haut, la goutte d’eau qui pend, en bas, la goutte d’eau qui s’étale.

Lancelot.

(La fin à la prochaine livraison.)