Page:Le Tour du monde - 17.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur vieux père veuf, sans quitter sa famille, avait pris l’habit monastique. Il vivait en méditations dans une petite case enfouie sous les pommiers. Mes plus agréables souvenirs me reportent au milieu de ces braves gens, qui me reçurent en ami sur la présentation du jeune étudiant. Leurs manières franches et ouvertes contrastaient dignement avec la soumission forcée et farouche des seuls paysans corvéables que j’avais vus jusque-là. Peu aisés, ils étaient simplement hospitaliers et appréciaient noblement la liberté. Ils lui étaient reconnaissants surtout de ce qu’elle leur donnait le droit d’offrir ce que les pauvres serfs font que le devoir de laisser prendre, et comprenaient que la dignité de l’homme est entre ce devoir et ce droit. En m’initiant aux aspirations politiques de la jeune Roumanie, l’étudiant m’éclaira sur le régime féodal encore en vigueur. Il serait trop long et inopportun de remonter aux différentes phases de remaniements de la constitution de la propriété ; d’ailleurs, une révolution a abrogé ces lois. Elle n’a pu encore réparer leurs désastreuses conséquences : — l’état précaire du paysan et du pays.

Une tombe. — Dessin de Lancelot.

Dans les deux principautés, les paysans cultivateurs se divisaient en deux classes, les petits propriétaires au nombre de cent dix mille et les corvéables, établis sur les domaines des boyards, de l’État et du clergé, qui étaient trois millions. Dans la Valachie seule, deux mille familles nobles avaient deux millions de corvéables ; en Moldavie, soixante mille familles cultivaient les biens des monastères,

Les conditions faites au paysan n’avaient d’analogie en aucune contrée de l’Europe. Le règlement organique de 1831 (œuvre du protectorat russe) établissait trois classes de paysans ; la plus favorisée recevait du propriétaire environ neuf arpents de terres cultivables ainsi divisés : un arpent pour maison et jardin, trois arpents en terre de labour, trois arpents de prairie à foin, deux arpents de pâturages.

Le paysan devait, pour loyer de ses terres, quatorze journées de travail, dont une de labour et une de transport de bois, et quatorze jours d’iobagie ou corvée. Il était de plus soumis à la dîme sur tous les produits, et à un droit de monopole sur tout objet de consommation, y compris le pain, le vin et l’eau-de-vie. Des calculs établissent que le paysan payait le loyer de ces terres à raison de vingt-cinq pour cent du prix de leur valeur. Le manque de débouchés ne lui permettait guère de tirer parti de ses produits, et il restait encore seul à supporter les impôts de l’État, le service militaire et la corvée des routes.

Une meule de foin. — Dessin de Lancelot

Si le paysan s’absentait plus d’un an, sa maison, ses plantations, appartenaient de droit au propriétaire. Il ne pouvait changer de domicile avant d’avoir déposé le montant de sa captation pour les années, à courir jusqu’au prochain recensement, qui n’a lieu que de sept ans en sept ans, et d’avoir payé au propriétaire les redevances de l’année courante.

Le propriétaire, lui, avait le droit de l’expulser et n’était tenu que de le prévenir une année d’avance. Quelque oppressives qu’elles paraissent, c’étaient là les conditions légales ; on comprendra ce que la force et l’abus surent en faire, en lisant le discours d’un paysan roumain, membre en 1848 d’une commission d’examen et de réforme de la constitution de la propriété :

« … Si le ciocoï (boyard) avait pu mettre la main sur le soleil, il s’en serait emparé et aurait vendu au paysan, contre de l’argent, la lumière et la chaleur de Dieu ! Si le siocoï avait pu prendre possession des eaux de la mer, il en eût fait un objet de spéculation, et il aurait asservi le paysan par les ténèbres, par le froid, par la soif, comme il l’a asservi par la faim, en s’emparant de la terre !

« Direz-vous, boyards, que vous avez acheté la terre avec de l’argent ? Mais votre richesse n’est pas le fruit de votre travail, elle est faite au prix de la sueur de nos fronts, sous les coups de votre fouet, joint au fouet gouvernemental. Voudriez-vous dire que vous avez conquis cette terre avec le glaive, dans les siècles passés et oubliés ? Mais nous, où étions-nous donc alors ? N’étions-nous pas par hasard avec vous et dans vos rangs ?

« Depuis que vous l’avez conquise par le sabre, l’avez-vous si bien gardée avec le sabre, que le pied d’un ennemi ne l’ait foulée ?… Non, messieurs ; vous avez, pour sauver lâchement votre vie, abandonné au sabre cette terre que vous aviez gagnée par le sabre.