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che, le cérémonial s’élevait encore et le nombre des serviteurs grandissait, sans ajouter à mon bien-être, car tous ces serviteurs laïques, schismatiques zélés, pratiquant le carême avec ferveur, ne se nourrissaient que d’ail et d’ognons crus et ne s’abreuvaient (mais copieusement) que d’eau-de-vie ; leur haleine, fortement accentuée, me remettait sans cesse en mémoire la juste métaphore des poëtes consolateurs des humbles, l’absinthe qui se mêle au miel dans la vie des puissants.

Inhabile et répulsif à l’exercice du pouvoir absolu, je ne pouvais pas plus en jouir que m’en débarrasser ; pour m’affranchir de l’étiquette hospodarale, il me fallut l’aide du bon Igoumène qui n’avait qu’un souci : contenter ses hôtes et leur rendre agréable le séjour du monastère.

Cette tâche était facilitée par les manières et la politesse parfaite de tout son personnel. J’ai entendu un des balayeurs ordinaires dire à un de ses collègues : « Ta seigneurie a-t-elle encore besoin du balai ? »

Balayeurs à Orèzu. — Dessin de Lancelot.

La vie des moines me parut être un doux et perpétuel far niente. Leurs exercices pieux sont courts et peu fréquents.

Le matin, l’un d’eux fait le tour extérieur de l’église tenant de la main gauche une longue barre de bois sec et sonore, élargie et amincie aux deux extrémités, et qui ressemble à la pagaie double des Océaniens ; il y frappe, à l’aide d’un maillet de bois, des coups plus ou moins pressés ; le son s’élève à mesure que le maillet s’abat plus près de l’extrémité. Aux appels de cette étrange cloche, les moines descendent de leurs cellules, et vont à l’église, où, debout dans des stalles étroites autour de la nef carrée, ils psalmodient d’une voix de tête assez peu soucieuse d’harmonie pendant une heure.

Le reste du temps, le plus grand nombre erre dans la campagne ou dans les jardins du couvent ; quelques-uns passent leur jour à la fenêtre de leur cellule à moitié endormis. Dans ces cellules que je visitai en partie, rien qui indique un travail manuel ou intellectuel quelconque ; dans l’une pourtant je trouvai un peintre. Ses œuvres ne témoignaient pas de l’influence du recueillement et des pratiques pieuses. Elles ne reflètent guère la simplicité et la naïveté émue des peintres primitifs chrétiens.

Il se rapprochait d’eux dans les procédés matériels, employant, pour fixer ses couleurs, l’encollage aux blancs d’œufs ; c’est tout ce qu’il avait de commun avec les prédécesseurs de Cimabuë. Je recueillis autour d’Orèzu bon nombre d’images pittoresques ou curieuses ; quelques-unes que je présente au lecteur sont des traits du caractère général du pays ; il est inutile de leur attribuer une situation topographique. À l’entrée de tout village, à proximité de chaque monastère, on voit la forge tzigane avec ses mêmes petites enclumes enfoncées en terre, les outils peu nombreux et ses deux soufflets dont le système me paraît remonter à la plus haute antiquité. Ce n’est pas une traction de bas en haut qui les fait souffler, mais un balancement d’avant en arrière imprimé à deux bâtons croisés dont chacun communique à un ventail par une corde. Ce système convient à l’indolence du tzigane qui travaille accroupi devant l’enclume, et d’un mouvement d’épaule ranime le feu de la forge.

Les meules de foin, que l’on rencontre souvent très-loin de toute habitation, sont protégées contre les indiscrétions des animaux par une haie d’osier. Quelquefois on entasse des masses de fourrage entre les branches d’un vieux saule. La forme des meules de foin reproduit avec une grande pureté le galbe des dômes byzantins. La ligne géométrique du profil me paraît la meilleure pour empêcher l’eau des pluies de pénétrer dans la masse.

J’ai vu enterrer la tzigane dont j’ai dessiné la tombe ; c’était une pauvre vieille peu accompagnée ; les deux hommes qui portaient sa bière découverte la déposèrent avec assez d’indifférence dans la fosse, la recouvrirent et placèrent une grosse pierre ronde à sa tête, puis au devant un tesson de poterie dans lequel brillaient quelques charbons allumés. Ils plantèrent auprès de la pierre un bâton surmonté d’une poignée d’herbe et s’éloignèrent, laissant près de la pauvre morte deux jeunes filles de huit à dix ans, qui se lamentaient échevelées. Sur un rhythme traditionnel, elles chantaient leurs regrets et leurs plaintes par strophes entrecoupées de grands cris modulés, qui se répétaient comme un refrain. La douleur est la seule inspiration de ces strophes. Le sens intime du peuple roumain, doux et poétique, les rend souvent touchantes.

Je me liai à Orèzu avec un jeune Valaque, élève distingué d’un des grands collèges de Bucharest et parlant français. Sa sœur, mariée à un paysan propriétaire, et son jeune frère habitaient un joli village voisin ;