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couvre d’un toit de fortes planches et l’entoure de solides cloisons (voy. p. 305). Nul animal, reptile ou insecte ne doit pénétrer là où l’eau s’échappe de la terre. La source est un sanctuaire quelquefois orné, comme une chasse, de découpures et de peintures grossières. Toute bête morte qu’on y trouverait en interdirait l’usage et nécessiterait une cérémonie de purification. L’eau s’échappe par une étroite ouverture et emplit un bassin assez large pour que tout animal y boive.

Bien avant d’arriver au monastère d’Orèzu, on l’aperçoit à mi-côte, adossé à de hautes montagnes boisées ; des murs élevés enferment ses vastes bâtiments, d’où surgissent trois clochers et un énorme donjon qui commande l’entrée. Une large avenue, longue d’un quart de lieue, bordée de terrasses sur lesquelles se dressent de gros piliers de pierre supportant des vignes, conduit jusqu’au pied du donjon, auquel se relient de vastes bâtiments d’aspect oriental. L’entrée a un caractère féodal et guerrier, elle est défendue comme au temps où l’invasion des Turcs était à craindre. Deux meurtrières grillées, protégées par d’énormes contreforts de pierre, croisent leur rayon visuel à dix enjambées du seuil. Sous l’archivolte byzantin de la poterne, pendent les dents de fer longues et aiguës d’une herse pesante ; dans l’ombre de l’ouverture béante on voit luire la baïonnette d’une sentinelle costumée comme au temps de Michel le Brave, la cuciula de peau d’agneau enfoncée sur les yeux, un grand manteau blanc sur les épaules et à la ceinture trois yatagans de divers formats. Malgré cet appareil formidable, Orèzu était bien la maison de Dieu ouverte à tout venant. La vaste cour où nous pénétrâmes était encombrée de chevaux et de véhicules de toute espèce qui avaient amené des hôtes, marchands, soldats et paysans ; bon nombre de mendiants affreusement déguenillés campaient sous de vastes hangars.

L’économe (je constatai avec plaisir qu’il était vêtu fort élégamment de satin noir et que toute sa personne, forme et couleur, annonçait un joyeux vivant) était venu nous recevoir. Il nous introduisit dans la seconde cour, qui renferme l’église, le cloître et l’appartement des hôtes ; elle est régulièrement édifiée, entourée de hautes et larges galeries à colonnes. L’église, quoique simple, est d’une remarquable architecture byzantine, pleine d’un caractère sévère et religieux.

Sous un porche roman décoré de figures peintes sur fonds d’or, assis sur un banc de pierre, l’igoumène recevait ses hôtes. En nous apercevant, il congédia, par une bénédiction, deux jeunes paysannes vêtues de costumes éclatants qui, respectueusement prosternées, baisèrent les grains de son chapelet d’ambre.

Il se leva et vint à nous d’un pas lent, appuyé sur une haute canne. C’était un vieillard de plus de quatre-vingts ans, petit de taille, la tête forte ; une longue barbe blanche, soyeuse et très-fournie, tombait sur sa poitrine. Sa figure exprimait une grande bonté unie à une grande simplicité. En le saluant, je ne pus retenir une exclamation assez naïve : « La belle tête ! la belle barbe ! » Il entendit sans comprendre et demanda à M. D…, qui le saluait en pur roumain, ce que je disais. M. D… fut aussi naïf que moi en lui répétant les termes de mon salut. L’igoumène en fut plus content que je l’aurais cru et, tout souriant, il me tendit la main en me disant : « Vivez heureux assez longtemps pour avoir une barbe pareille. »

Nous restames trois semaines à Orèzu, habitant le logement du prince et jouissant de tous ses privilèges. Avant de parler du cérémonial qui présidait à notre lever, à nos repas, à nos sorties, à nos rentrées ; avant de faire connaître les quelques individualités que je rencontrai et de pénétrer avec le lecteur dans l’intimité des moines et des paysans (ce que je cherchai surtout), je crois bon de donner un aperçu de leurs sentiments généraux, de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses.

Les croyances et les pratiques superstitieuses sont nombreuses chez le peuple roumain. À son propre fond païen, il a joint celles des peuples voisins et des peuples envahisseurs, et les Tziganes l’ont initié à plus d’une sorcellerie de l’Inde.

Aussi les ruines, les maisons abandonnées, les bouquets d’arbre isolés dans les landes sont habités par les strigoï, morts qui reprennent vie la nuit et reviennent sucer le sang des vivants en poussant de grands cris ; par les staffii, qui sont d’une exigence égale à leur méchanceté. Pour adoucir leur mauvais caractère, il faut renouveler chaque jour leurs provisions de bouche, ne point oublier que le samedi est un jour d’ablutions et que ces mécréants les font régulièrement. On doit mettre à leur portée un grand bassin rempli d’eau claire.

Pour échapper à leur malignité, il faut, pendant trois semaines, porter, attaché sur le crâne par sept cheveux arrachés du haut du front, un papier plié d’un pli que le prêtre seul sait faire et qu’il a imbibé d’huile spécialement consacrée à l’intention du persécuté.

Les fées, babas, étendent leurs méchants pouvoirs sur les hommes et sur les animaux. Elles n’ont aucune puissance la nuit, aussi redoublent-elles de méchanceté à son approche. Le mardi, jour néfaste des Roumains autant au moins que le vendredi, jouit d’une baba particulière plus dangereuse que les autres : on l’appelle la Mara-Sara. Son nom évoqué rend désertes, dès le soleil couché, les promenades les plus fréquentées.

La baba de tous les jours exerce son influence principalement sur les bestiaux ; elle peut subitement, d’un geste, rendre stérile la vache dont tout à l’heure les mamelles dégouttaient de lait ; d’un bœuf bon travailleur elle fait un animal sec, décharné et sans force ; comme le vent amasse et dissipe les nuées, elle attire ou repousse le typhus d’une contrée à l’autre.

La baba met volontiers sa puissance au service d’autrui moyennant salaire ; elle peut, à travers l’espace, à de grandes distances, envelopper d’une pluie de mercure une victime désignée qu’elle ne connaît pas. Ses moyens, paraît-il, sont connus : un tube de verre et