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pourtant constaté, de la part de l’administration, comme un souci des dangers qu’y peuvent courir les passants et une velléité de protection. Dans un espace d’une dizaine de mètres, les plus dangereux du parcours, qui est long, cinq ou six petits piquets fourchus, gros comme des brins de cotrets, étaient enfoncés dans le sol et supportaient, délicatement posée sur leurs fourches à hauteur d’appui, une longue perche qui n’eût pas arrêté la course d’un enfant de trois ans. Ce simulacre de parapet nous fit bien rire : il n’y avait pas de quoi pourtant, car il symbolise fidèlement le rôle que joue, en plus d’une occasion, l’administration du pays.


LX

de cosia à intrulemn’ű.


Romnic (la Rome du Vallon). — La roue cassée. — Intrulemn’ű. — Sa légende. — Un cimetière.

À quelques kilomètres de Cosia, l’Olto forme une île assez grande qui pouvait être, au temps de Trajan, une position forte ; c’est l’emplacement de Sergiæ-Dava, cité dace de la tribu Sergiæ, comme le donne à croire une inscription sur plaque de bronze qu’on y a trouvée il y a une trentaine d’années et qui portait : Sergiæ Davensi populo[1]. Un peu au-dessous de cette île, on rencontre et l’on peut suivre quelque temps les larges empierrements de l’ancienne voie romaine, qui de Turnu (Turris nova) aboutissait à Ulpia Trajana, avant Trajan Sarmijægethusa, capitale de la Dacie ; c’est aujourd’hui un village nommé Varhely (lieu du fort), près de la petite ville de Haeseg[2]. Le pays, depuis Cosia, va toujours en s’aplanissant ; la gorge de l’Olto devient une vallée fertile et cultivée ; aux environs de Romnic, elle s’ouvre encore ; et les montagnes, moins escarpées, s’écartent pour faire place à un grand lac de verdure coupé de vergers et de champs de maïs. D’un côté seulement Romnic s’appuie à un groupe de hautes montagnes, l’Olto l’enferme de l’autre côté. Romnic Valcea[3], l’ancienne Romadova ou Romula (Rome du Vallon), est le chef-lieu du district de Valcea : c’est une des plus anciennes villes de la Valachie et le siège d’un de ses quatre évêchés. L’évêché fut créé par Radu IV, aux premières années du seizième siècle. Elle n’a rien gardé de cette époque, pas plus que de l’époque romaine.

Au milieu des masures de bois communes aux villes valaques, je remarquai bon nombre de bâtiments modernes, les uns propres, aérés, bien bâtis ; les autres, la plus grande partie, d’une architecture européenne déjà pleine de fausse recherche et trop pompeuse pour le milieu dans lequel ils s’élèvent.

Dans le cours de ce long voyage à travers tant de capitales grandes ou petites, toutes plus ou moins en proie à la fièvre d’embellissement qui tient notre époque, j’avais éprouvé la justesse de cet aphorisme : Montre-moi comment tu bâtis, je te dirai qui tu es. En l’appliquant aux nouvelles constructions de Romnic, je conclus que les idées modernes y étaient fortement aux prises avec les anciennes, et que la lutte serait longue.

Les idées nouvelles me semblent vouloir s’affirmer avec arrogance et prendre le progrès par le mauvais bout ; ce qui éblouit avant ce qui convient, le luxe avant l’ordre.

Nous ne nous arrêtâmes à Romnic que le temps de prendre une légère collation et de faire atteler à notre voiture un double quadrige fringant de petits chevaux à grosses têtes et à poil hérissé. À peine hors du pavé de la ville, ils nous emportèrent dans un galop qui contrastait agréablement avec l’allure pénible de nos bœufs. Nous étions presque en plaine. À notre droite s’étendait un vaste pâturage un peu élevé au-dessus de la route, semé de groupes d’arbres et d’innombrables cailloux roulés qui perçaient la couché de verdure assez maigre du reste. À gauche s’étendaient des champs de maïs jusqu’au lit de l’Olto, assez rapproché pour nous permettre de distinguer parfois ses eaux en ce moment assez basses, coulant entre deux rives de limon séché et blanchi.

Devant nous, aussi loin que la vue pouvait porter dans une atmosphère poussiéreuse, la route se développait droite et unie, mais toute semée aussi de ces mêmes cailloux roulés isolés ou en groupe, dont le nombre et la grosseur augmentaient toujours. On eût dit un vaste champ de pommes de terre géantes nouvellement arrachées et séchant au soleil, qui, tombant d’aplomb sur tous ces gros corps ronds, les entourait d’un mince contour d’ombre bleue tranchant sur la route blanche ; il les faisait étinceler comme des cloches de verre et chacun d’eux nous renvoyait au passage un éclair aveuglant et chaud. C’était assez étrange, mais voilà tout. Aussi laissions-nous nos postillons animer leurs chevaux et courir de toute vitesse au milieu de ces écueils. Ils s’amusaient à les effleurer des roues et déployaient pour passer au travers, sans les toucher, une adresse étonnante qui fut longtemps heureuse ; les roues rencontraient bien quelquefois un des cailloux, mais la voiture était si vigoureusement entraînée que nous en étions quittes pour un léger bond qui redoublait l’élan ; cela dura jusqu’à ce qu’un caillou moins roulé que les autres présenta à la roue une face perpendiculaire qui l’arrêta net et la coucha brisée. Nous étions échoués au milieu de l’arène brûlante à six ou sept kilomètres de Romnic et beaucoup plus loin de tout autre lieu où l’accident pût se réparer. Les deux postillons partirent à la recherche d’une roue de rechange. Mathé, peu confiant dans leur activité et dans la justesse de leur coup d’œil, les suivit, nous abandonnant, M. D… et moi, assez déconfits au milieu du désert. Les souvenirs des heures interminables que nous passâmes à attendre leur retour, sur une plaine rissolée et poudreuse, en proie à une soif ardente et à

  1. Vaillant, la Roumanie.
  2. De Gérando, la Transylvanie.
  3. C’est le Rymnik des cartes allemandes.