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gea en un mouvement de descente très-accentué. Le rideau d’arbres s’ouvrit brusquement et me laissa voir un gouffre sombre vers lequel nous glissions rapidement. — Les premiers bœufs de l’attelage disparurent abîmés, et dans la direction où mes regards croyaient les trouver, je distinguais les miroitements saccadés de l’eau qui venaient à nous et semblaient nous attirer. Quoique je n’eusse qu’une perception confuse du danger couru, elle me causa pendant quelques secondes une angoisse poignante. J’en fus tiré par un choc violent suivi de cris nombreux. La voiture s’arrêta, butée contre un arbre qui seul suspendait notre chute dans l’Olto, dont j’entendais les flots gémir perpendiculairement au-dessous de nous. — À ce bruit inquiétant se mêlèrent aussitôt les mugissements plaintifs des bœufs, les malédictions de nos guides, et les cris de Mathé qui gesticulait furieusement, son fusil à la main, pour repousser quatre ou cinq nouveaux venus qui escaladaient notre voiture en parlant tous à la fois. Quoiqu’elle ressemblât assez à une attaque par embuscade, l’apparition des nouveaux personnages ne me surprit pas trop désagréablement ; les incidents précédents du voyage m’avaient disposé à ne m’étonner de rien. Je m’aperçus vite d’ailleurs qu’une femme était parmi nos assaillants et que sa voix, quoique vive, était plus respectueuse que menaçante. Mathé gesticulait encore, mais avec plus de prudence, il s’accrochait d’une main au siège et paraissait comprendre que le danger était plus du côte de la route que du côté de ces hommes. M. D… parlementait paisiblement avec l’un d’eux. La vue de celui-la m’assura que l’intervention n’était pas agressive, car il se présentait dans une pose que jamais bandit n’a prise. Il était couché sur la capote de la voiture au bord de laquelle sa tête nous apparaissait comme pendue et renversée, le nez en bas, la barbe en l’air. D’une voix lente et bourdonnante il expliquait la situation. La route, très-mauvaise en tout temps, obstruée et défoncée récemment par un violent orage, était impraticable. Ces braves gens étaient des corvéables du monastère, préposés à la sûreté des voyageurs. Ils arrivaient un peu tard, mais je doute que le voyage se fût terminé sans catastrophe si nous avions été réduits à nos forces primitives, le pas plus difficile n’étant pas encore franchi.

Suici : Sous-préfecture ; Salle des Pas-Perdus. — Dessin de Lancelot.

La calèche, soulevée par une dizaine d’hommes, passa par-dessus la solution de continuité ouverte sous notre véhicule. — On se remit en marche, la moitié des hommes attelés aux cornes des bœufs, les autres poussant aux roues. Une roche, secouée de la montagne, nous barra bientôt le passage ; trop haute pour être escaladée, elle rétrécissait la route de moitié. Nos hardis montagnards, avec un ensemble et une habileté qui indiquaient que la manœuvre leur était familière, se suspendirent tous au côte gauche de la voiture, enrayant les roues par le poids de leur corps ; les conducteurs entraînèrent une dernière fois, par de formidables hurlements, leurs bêtes épuisées, et la voiture, comme un cheval qui marche l’amble, glissa sur ses deux roues de gauche pendant que les roues de droite planaient au-dessus de la rivière. Les braves corvéieurs empoignaient au passage les branches et les racines des broussailles pendantes aux parois des rochers et maintinrent victorieusement l’équilibre.

Ce mode de locomotion, heureusement peu employé, m’a laissé, quoiqu’il n’ait dure que quelques secondes, un souvenir ineffaçable. Le court trajet qui nous restait à faire s’accomplit sans trop d’appréhension, sur une route allant toujours en s’élargissant ; c’était pour le moment tout ce que je lui demandais ; ses plus brusques cahots, résonnant sur une base solide, me semblaient doux comme des bercements d’escarpolette. Nous franchîmes la poterne du monastère de Cosia, le