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grandiose, se dresse le mont Marcus, au pied duquel, dans une gorge profonde, coule l’Olto ; — un des soubassements du Marcus nous cache Cosia.

Le flanc qu’il nous présente est couvert de bois ; il se creuse, de sa base aux deux tiers de sa hauteur, en un arc de cercle dont nous occuperions le point de centre ; cette configuration concave ajoute singulièrement à sa grandeur ; son sommet est pyramidal et porte une énorme roche échancrée qui, surgissant nue et droite d’entre les arbres, semble un pylône de l’antique Égypte. M. D …, obligeant et lettré, voulait me forcer à reconnaître, par delà le Marcus, un mont plus célèbre, au pied duquel une bourgade perdue, Titesci, je crois, occupe la place de l’ancienne Decidava, l’une des cités daces, rebâties et fortifiées par les Romains. Un peu plus loin et encore plus haut, il me signalait une autre bourgade (Caineni) qui abrite les descendants des Canini, premiers colons venus de la Gaule Cisalpine sous Trajan. Au-dessous de nous, dans la plaine, là où l’Olto, comme un léger ruban argenté, serpentait entre les arbres et le long d’une rampe rocheuse, il me désignait l’île, emplacement célèbre d’une autre cité antique, Sergiædava. Où sont les neiges d’antan ? Que me faisaient les cités disparues dont rien ne reste, en face de cet admirable tableau baigné d’azur où tout était paix et lumière ? Je le laissai dire, en ne l’écoutant pas, et j’eus tort, car je pourrais redire au lecteur les excellentes choses que j’aurais apprises, tandis que je suis impuissant à lui faire partager mes sensations en face de ce panorama splendide.

Ce qui donne surtout un caractère sublime aux paysages de cette contrée et de cette altitude, c’est que rien n’y distrait de la contemplation de la nature. Elle y est encore vierge de toute adjonction humaine. Aucune mesquine ou prétentieuse édification de l’homme ne s’y étale en gibbosité ridicule, qui trahirait l’état d’infériorité dans lequel il végète lui-même. — Il y est humble, résigné et farouche en attendant des temps meilleurs ; la terre lui est généreuse : un champ nourrit une famille, et les tiges de maïs y poussent d’une sève si vigoureuse, qu’elles cachent en mûrissant, sous leurs aigrettes dorées, la famille et sa pauvre maison. Dans tout ce vaste pays déroulé devant nous, aussi loin que l’œil voit et que l’oreille entend, pas un bruit, pas une forme ne rappelle la civilisation ni l’homme d’à présent.

J’en avais déjà vu assez de l’un et de l’autre pour ne pas les regretter. La journée qui s’avançait ne nous permit pas une halte aussi prolongée que je le désirais. Nous nous acheminâmes vers la plaine, mais à pied, laissant notre attelage se culbuter à la descente plus péniblement encore qu’à la montée. Nous gagnâmes les bords de l’Olto, rapide et assez large, qu’il fallait traverser en bac. Ce ne fut pas chose facile d’obtenir des bœufs qu’ils s’introduisissent dans la vieille nef gémissante qui paraissait plus propre à nous mener au fond qu’à l’autre bord de la rivière. La traversée s’accomplit sans encombre, mais nous prîmes terre à une distance énorme du lieu de l’embarquement et sur une plage couverte de gros galets tout ronds qui roulaient sous les pieds et présentaient un obstacle presque insurmontable à nos bêtes. Moins courageux qu’elles, nos hommes d’escorte menaçaient de nous abandonner sur la rive déserte. Le soleil se couchait quand nous primes enfin, sur la rive droite de l’Olto, la route directe et étroite qui conduit au monastère de Cosia.

Aux lueurs douteuses du crépuscule, nous traversâmes la bourgade de Tzigania, peuplée de Tziganes affranchis. — S’ils ne campent déjà plus, on ne peut pas encore dire qu’ils habitent ; leur hutte et l’enceinte palissadée qui l’entoure, est un compromis entre la tente et la tanière, et leur agglomération ressemble plus à un camp, à un bivac, qu’à un village. Par-dessus les haies vives, à travers les arbres fruitiers qui nous les avaient cachées d’abord, nous apercevions ces huttes et devant chaque foyer allumé en dehors un groupe nombreux accroupi ou couché à terre attendant le souper, qui chantait dans un immense chaudron de cuivre suspendu à une perche. Il est impossible de rien imaginer de plus étrange que ces figures bizarres et farouches sinistrement teintées de rouge vif par les flammes, de plus sauvage que les éclats de leurs voix gutturales, de plus fantastique que la noire silhouette de celles qui se dressaient brusquement devant la lueur ardente du foyer, restaient un moment immobiles nous regardant passer, et se replongeaient dans l’ombre fumeuse.

En dehors de ces groupes aux poses abandonnées, des enfants nus et des grands porcs bruns se disputaient les prunes qui tombaient des arbres. De chaque cour un chien noir et efflanqué nous saluait d’aboiements furieux ; brutalement rappelé au silence par son maître, il terminait son cri de guerre par un hurlement plaintif, affreux. Je n’oublierai jamais ce singulier village où tout, formes, bruits, lueurs, et jusqu’à je ne sais quelle atroce odeur de graisse fondue, évoquait l’image d’un sabbat grotesque et hideux.

Au delà de cette triste cité d’affranchis, la route suit la rivière sans la serrer de trop près et sans la dominer d’une manière trop inquiétante. Le village dépassé, et ses clameurs éteintes, nous retombâmes dans la solitude et l’ombre absolue : la nuit tombait, et ce qui nous entourait prenait les aspects confus et disproportionnés qu’elle prête à toutes choses. Le balancement lent de notre véhicule me berçait dans un demi-sommeil, au travers duquel je percevais pourtant que la route sur laquelle nous rampions s’escarpait de plus en plus. À gauche, elle était bordée par un haut entassement de rochers continus sur les assises desquels l’échevelaient des broussailles aux rameaux éplorés. À droite, je distinguais les pentes herbues de la berge qui descend à l’Olto, caché par des arbres dont les branches supérieures, maigres et fouettées par la brise, traçaient sur le ciel, d’un bleu froid et métallique, des gestes effarés.

Tout d’un coup, le mouvement d’ascension se chan-