Page:Le Tour du monde - 17.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bétail, que diriez-vous ? N’aurais-je pas tort, et ne me feriez-vous pas la guerre ? Eh bien, les Sioux m’ont offert des centaines de mules et des chevaux pour aller en guerre avec eux, et je n’y suis pas allé.

« Il y a de cela longtemps, vous avez fait un traité avec la nation des Corbeaux ; puis vous avez emmené un de nos chefs avec vous dans les États. Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose. Ce chef n’est jamais retourné. Où est-il ? Nous ne l’avons plus revu, et nous sommes fatigués d’attendre. Donnez-nous ce qu’il a laissé. Nous, ses amis, ses parents, nous sommes venus pour connaître ses dernières volontés.

« J’ai appris que vous aviez envoyé des courriers aux Sioux comme aux Corbeaux, vous leur avez fait comme à nous des présents de tabac ; mais les Sioux m’ont dit qu’ils ne viendraient pas ; car vous les aviez trompés une fois. Les Sioux nous ont dit : « Ah ! les pères blancs vous ont appelés et vous allez les voir. Ils vous traiteront comme ils nous ont traités. Allez et voyez, et revenez nous dire ce que vous avez entendu. Les pères blancs séduiront vos oreilles par d’agréables paroles et de douces promesses qu’ils ne tiendront jamais. Allez et voyez-les, et ils se moqueront de vous. » J’ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous visiter. Quand je retournerai, je m’attends à perdre en route la moitié de mes chevaux.

« Pères, Pères, je ne suis point honteux de parler devant vous. Le Grand-Esprit nous a faits tous, mais il a mis l’homme rouge au centre, et les blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent. Ah ! mon cœur déborde, il est plein d’amertume. Tous les Corbeaux, les vieux chefs des anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos grand-mères, nous ont dit souvent : « Soyez amis des visages pâles, parce qu’ils sont puissants. » Nous, leurs enfants, nous avons obéi, et voici ce qui est arrivé.

« Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans, les Corbeaux campaient sur le Missouri, notre chef reçut à la tête un coup de pistolet d’un chef blanc.

« Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y avait trois fourgons campés. Il y avait là trois hommes blancs et avec eux une femme blanche. Quatre Corbeaux vinrent à eux, et leur demandèrent un morceau de pain. Un des hommes blancs prit son fusil et tira. Cheval-Alezan, un chef, fut atteint et mourut[1]. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces choses, je vous les dis pour vous montrer que les visages pâles ont eu des torts aussi bien que les Indiens.

« Il y a quelque temps, j’allai au fort Benton[2], car nous avions nous aussi eu des torts. Mes jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des blancs. J’en demandai pardon au chef blanc. Je lui donnai neuf mules et soixante robes de bison en expiation du mal que nous avions fait. C’est ainsi que je payai pour nos torts.

« De là, j’allai au fort Smith[3], sur le ruisseau du Moufflon, et j’y trouvai les blancs. Je me présentai pour toucher la main aux officiers, mais ils me répondirent en me mettant les poings sur la figure et en me jetant à terre. C’est ainsi que nous sommes traités par vos jeunes hommes.

« Pères, vous m’avez parlé de bêcher la terre et d’élever du bétail. Je ne veux pas qu’on me tienne de tels discours. J’ai été élevé avec le bison et je l’aime. Depuis ma naissance, j’ai appris comme vos chefs à être fort, à lever ma tente quand il en est besoin et à courir à travers la prairie selon mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis fatigué de parler.

« Et toi, Père, s’adressant au président Taylor et lui donnant ses sandales, prends ces mocassins, et tiens-toi les pieds chauds. »

Le discours de Dent-d’Ours avait été interrompu du côté des Indiens par de fréquentes marques d’assentiment, et les commissaires eux-mêmes avaient fait entendre à certains passages des accents non équivoques d’approbation. L’orateur, qu’aucun signe d’applaudissement n’avait influencé, avait continué son discours lentement, s’arrêtant à chaque phrase pour laisser l’interprète traduire, puis reprenant sans peine le fil de son discours, comme s’il l’eût prononcé tout d’une haleine. Et cependant il improvisait. La langue harmonieuse, bien qu’un peu gutturale des Corbeaux, langue musicale, semée de voyelles et d’aspirations comme l’espagnol qu’elle rappelle ainsi que le sioux, cette langue prêtait un charme de plus au discours de Dent-d’Ours. Il accompagnait ses paroles d’un geste cadencé et doux, noble et élégant, et qui avait l’avantage d’être en relation avec l’idée qu’il voulait exprimer. Les gestes composent chez les Peaux-Rouges une langue universelle, comme les signes des sourds-muets.

« J’ai compris tout ce qu’ont dit les Corbeaux, dit l’Ours-Agile à Pallardie, en sortant de la conférence, rien qu’aux gestes qu’ils faisaient[4]. »

Quand Dent-d’Ours eut fini de parler, Pied-Noir, un autre grand orateur des Corbeaux, se leva, et vint serrer la main à chacun des commissaires, remerciant ses pères blancs qui étaient venus pour voir les Peaux-Rouges, et confirmant ce qu’avait dit Dent-d’Ours, que les Corbeaux étaient pauvres et fatigués ; qu’ils avaient souffert en route du froid, de la faim, du manque d’eau ; que leurs chevaux faisaient peine à voir.

Pied-Noir suppliait chacun des commissaires individuellement de l’écouter avec patience, d’une oreille attentive, et de faire droit à ses demandes. Enfin, se dépouillant de sa robe de bison, il en entoure les épaules du président Taylor, en lui disant : « Garde cette robe, car en l’acceptant tu reconnaîtras que tu es mon frère. » Et alors, se rendant au milieu du conseil, et rejetant avec ses mains ses longs cheveux noirs qui lui

  1. Le fait rappelé par Dent-d’ours eut lieu en 1854.
  2. Sur le haut Missouri, environ à cinq cents milles nord-ouest du fort Philip Kearney.
  3. Cent milles au nord-ouest du fort Philip Kearney.
  4. Les Indiens ont aussi une langue télégraphique qu’ils pratiquent au moyen de feux allumés sur les montagnes, et qui rappelle celle de nos anciens Gaulois.