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l’extrême sauvagerie. C’est au centre de ce cercle que se tient l’orateur. Sur un des côtés, sont les interprètes et les agents des Indiens ; sur l’autre le sténographe, le secrétaire de la commission, les reporters des journaux,  etc. Les femmes et les enfants des sachems étaient venus, et quelques femmes, entre autres les plus vieilles matrones, s’étaient assises sur les mêmes bancs que les chefs. On voyait là l’Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et la Femme-qui-a-tué-l’ours. Les pappooses, tout jeunes et même à la mamelle, troublaient souvent par leurs cris ou leurs pleurs le calme de l’assemblée, mais personne n’y prenait garde, surtout les Corbeaux.

Les Laramie-Loafers, les chefs sioux, guidés par Pallardie, les officiers, les soldats et les employés du fort, tout ce monde était venu pour assister aux débats qui allaient s’ouvrir. La commission, paternelle et libérale, n’avait fermé la porte à personne.

Quand le silence se fut établi, le docteur Matthews, agent des États-Unis auprès des Corbeaux, se leva, et dit en anglais : « J’ai l’honneur de présenter à la commission de paix les chefs de la nation des Corbeaux ; » et se tournant vers les chefs, il dit en corbeau : « Voici les commissaires envoyés de Washington pour faire la paix avec vous. Écoutez bien ce qu’ils vous diront, et vous verrez si je vous ai fait des mensonges. » L’interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien, de sang à la fois irlandais et français, traduisit ces paroles en anglais à la commission. Il était aidé dans ses fonctions par John Richard, un des fils de ce Français à moitié Sioux, qui était venu installer sa hutte au milieu des Laramie-Loafers, et avec lequel nous avons déjà fait connaissance. Pierre Chêne et Richard ne brillaient pas comme interprètes. Ils devaient traduire en mauvais anglais, et sans avoir égard au génie de la langue des Corbeaux, les éloquents discours qu’on allait entendre, et faire regretter à la commission les vaillants truchements qu’elle venait de quitter au conseil des cinq nations du sud[1].


Campement de Chug-Creek (16 novembre 1867), sur la route du fort Laramie à Chayennes. — Dessin de Sabatier d’après un croquis original.

La présentation des Corbeaux à la commission, et de celle-ci aux Corbeaux, était dans les mœurs américaines, qui tiennent en cela de celles des Anglais. Aux États-Unis, avant de parler à quelqu’un, il faut lui avoir été présenté. Pendant que cette double présentation avait lieu, les Corbeaux faisaient entendre le cri sourd : A’hou ! qui sert à la fois de salut chez l’Indien des Prairies et de signe d’approbation. En même temps, le calumet circulait de bouche en bouche, tandis que les sachems, muets, immobiles, semblaient en apparence indifférents.

À la fin Dent-d’Ours se lève, tire trois bouffées du calumet, et le présentant au docteur Matthews : « Fume, et souviens-toi de moi aujourd’hui, et accorde-moi ce que je te demanderai ; » puis le passant au général Harney : « Fume, père, et aie pitié de moi ; » au président Taylor : « Père, fume, et souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que nous sommes pauvres ; » et offrant aussi le calumet aux généraux Augur, Terry, Sanborn, au colonel Tappan : « Et toi de même, père, » dit-il à chacun d’eux, pendant que chacun des commissaires, approchant le tuyau de ses lèvres, tire une bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d’Ours, en inclinant la tête en manière d’assentiment, ou en poussant le cri guttural A’hou !

Cela fait, Dent-d’Ours s’assied, et dit qu’il est prêt, lui et sa nation, à entendre le discours des blancs. Un silence profond se fait, le président Taylor se lève et lit son speech, dont chaque phrase est traduite en corbeau par l’interprète Chêne. Il nous suffira de résumer ici l’ensemble de ce discours, qui, comme les communications officielles de tous les gouvernements, ne se distingue que par une grande réserve.

« Nous sommes tous frères, dit l’orateur, à ses amis, les chefs, capitaines et guerriers de la nation des Cor-

  1. Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d’octobre 1867, sur le ruisseau de la Hutte à médecine (Medicine lodge creek), tributaire de l’Arkansas, s’est terminé par un solennel traité de paix signé par les Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes et les Arrapahoes. Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements ou réserves que leur ont indiqués les commissaires, sur les bords de la rivière Rouge, au sud du Territoire Indien, où sont déjà cantonnés depuis longues années les Cherokees, les Creeks, les Osages et autres tribus des États atlantiques.