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l’appel des commissaires, l’extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau de Pierre Jaune, Yellow-Stone River, où ils étaient alors en chasse. Ils étaient venus une vingtaine de chefs avec leurs femmes, leurs enfants et quelques braves[1], et cela malgré la neige et la distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils étaient en guerre. Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage, car il fallait traverser le territoire ennemi pour arriver au lieu du rendez-vous.

En hommes qui comprennent leur valeur, les Corbeaux avaient campé à une certaine distance des Indiens loafers, mais on pouvait aisément confondre les tentes, dont le style était le même. Le type des hommes seul était différent, et les Corbeaux sont certainement les plus fiers des Indiens des Prairies, au moins des Indiens du nord. Les traits sont largement accentués, de grandes proportions, la stature gigantesque, les formes athlétiques. La figure, majestueuse, rappelle les types des Césars romains, comme on les voit dessinés sur les médailles.

J’entrai dans la hutte des chefs. « Touchez-leur la main à tous, me dit un officier qui avait déjà pénétré dans la tente, ce sont tous de grands chefs. » J’obéis à ces paroles et je touchai successivement la main à ces seize sachems assis en rond, en faisant à chaque fois entendre ce son guttural : A’hou ! qui est celui qui sert de salutation auprès des Peaux-Rouges. Chacun répéta à son tour mon salut et quelques-uns me serrèrent la main jusqu’à faire craquer les os. Ce vif témoignage d’amitié, chez l’Indien ordinairement si impassible, me surprit. Sans doute ces braves gens crurent avoir affaire à quelque membre influent de la commission, dont ils attendaient force concessions et force cadeaux. La cérémonie de salutation terminée, nous fumâmes le calumet. Chacun tirait quelques bouffées de la pipe et la passait indifféremment à son voisin. Nul ne parlait.

Je profitai de ce silence pour examiner à loisir ces hommes. J’ai déjà décrit leurs formes athlétiques. Leur figure était tatouée, sur les joues, de rouge vermillon. Ils étaient à peine vêtus, celui-ci d’une couverture de laine, celui-là d’une peau de buffle ou d’un uniforme incomplet d’officier ; cet autre avait le torse tout nu. Beaucoup portaient des colliers ou des pendants d’oreilles en coquillages ou en dents d’animaux. L’un avait autour du cou une médaille d’argent à l’effigie d’un président des États-Unis (Pierce), cadeau qu’il avait reçu à Washington lorsqu’il s’y était rendu en mission en 1853. L’autre portait sur la poitrine un cheval d’argent assez grossièrement travaillé et devait à cet ornement le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désignait. Un vieux chef, blessé, la jambe percée de deux balles et maintenue dans un appareil installé par les Indiens eux-mêmes, gisait dans un coin de la hutte. Il me rendit mon salut en jetant vers moi un regard triste, et en me montrant son membre malade qui l’empêchait de se lever.

Les Corbeaux ne furent pas les seuls Indiens nomades que je rencontrai à Laramie. Sur un petit îlot, au milieu de la rivière, étaient campés deux chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du Colorado), et représentant les tatoués du nord[2]. Ils étaient venus à Laramie pour prendre part aux conférences en même temps que les Corbeaux, dont ces nouveaux Indiens se différenciaient nettement par leur type hagard et sombre.

Les diverses tribus du nord, surtout celles qui composent par leur agrégation la grande nation des Sioux, étaient celles qu’attendaient le plus impatiemment les commissaires ; mais les Corbeaux seuls étaient venus. M. Beauvais, agent principal de la commission, dépêché depuis plusieurs mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d’amener les Sioux, et les Sioux ne venaient point. Ils étaient en ce moment en chasse, loin, bien loin, et ne voulaient pas se déranger. On leur envoyait estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns répondaient qu’il faisait trop froid pour entreprendre ce grand voyage, d’autres que les blancs les avaient toujours trompés et qu’ils ne voulaient plus se rendre à leur appel. Certains d’entre eux, se montrant insolents, envoyaient à tous les diables la commission des États-Unis. « Que le Grand-Père rappelle ses jeunes hommes (ses soldats) de notre pays, — répondit la Nuée-Rouge, chef de la bande des Vilaines-Faces, aux envoyés des commissaires, — et alors nous signerons un traité dont on ne verra pas la fin. » Tous les chefs présents, et entre tous le lieutenant Grosses-Côtes, applaudirent hautement à ces paroles de la Nuée-Rouge.

Les Chayennes du nord ne se montrèrent ni plus polis ni plus empressés que les Sioux. Le pauvre M. Beauvais, que les Indiens appellent Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n’en pouvait mais, et serait allé volontiers lui-même, s’il l’avait pu, à pied chez les Sioux, fût-ce les bandes de la Nuée-Rouge, pour les amener de vive force.

Lassée d’attendre, la commission décida qu’elle ouvrirait les conférences avec les Corbeaux le 12 novembre au matin, à dix heures, et qu’elle entendrait également les chefs Arrapahoes, qui étaient venus de la Porte. Dans l’intervalle, elle reçut officiellement les dépositions de quelques traitants du territoire de Montana. Ceux-ci parlèrent des dévastations commises par les Indiens dans cette région, récemment colonisée par les Américains, qui en exploitaient les mines d’or et d’argent. Les déposants ne laissèrent pas d’ailleurs ignorer à la commission les sujets de plainte que pouvaient avoir les Indiens contre les blancs.

Le gouverneur du Colorado, l’honorable M. Hunt fut également entendu et fit aux commissaires le récit des pillages passés des Chayennes et des Arrapahoes.

C’est par ces préliminaires que la commission des États-Unis, accomplissant sévèrement son mandat et ne

  1. Les lieutenants des chefs.
  2. On sait qu’Arrapahoes, en indien, signifie les tatoués.