Page:Le Tour du monde - 17.djvu/274

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rampant, forme la porte. Une peau de castor ou une pièce de toile, retenue par un clou, une charnière, ou cousue dans le haut, se rabat sur cette ouverture et la tient d’habitude fermée. Au centre de la hutte est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou alentour sont les marmites et les chaudrons pour les repas. Souvent la crémaillère qui tient le chaudron descend du sommet même de la hutte. L’ouverture supérieure permet seule à la fumée de sortir et à la lumière d’entrer ; c’est dire que le séjour de la loge est intolérable à ceux qui n’y sont pas accoutumés.

Sur le pourtour, extérieurement, sont les lits, les robes de bison entassées qui servent de couvertures et de matelas, les hardes de toutes sortes qui composent les vêtements, les malles et les boîtes en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux. En un coin sont les ustensiles de cuisine, quand on en a. Çà et là pend un quartier de bison cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la viande étirée en lanières. C’est partout un désordre indescriptible, et cependant il paraît que l’Indien s’y retrouve et que chaque habitant de la loge a sa place irrévocablement fixée.

Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis plusieurs années (il a même épousé une femme de cette tribu), le père Richard, fut un des premiers qui me reçut dans sa hutte, car il était venu momentanément s’installer près des Laramie-Loafers.

À la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants tombant abondamment sur ses épaules :

« Vous êtes Sioux ? lui demandai-je sans trop de réflexion.

— Je suis Français, me répondit-il de l’air le plus tranquille du monde et avec le meilleur accent.

— Comment ! vous êtes Français, et vous vivez sous la hutte comme les sauvages !

— J’aime mieux ça, c’est plus commode. »

Ce fut là sa seule réponse. Il me présenta à sa femme et à sa fille, qui vinrent timidement me donner la main, puis nous fumâmes ensemble le calumet et nous causâmes de Paris, où il projetait depuis longtemps de faire un voyage. Paris est la première ville dont parle toujours l’étranger, qui ne rêve que d’en connaître les plaisirs. Le père Richard avait un autre motif en désirant d’aller voir la grande capitale. Sa famille avait émigré en Amérique lors de la première révolution, et il se sentait attiré vers la France comme vers la patrie de ses pères[1].

Le village sioux, où je ne m’attendais guère à retrouver un compatriote, avait bien d’autres curiosités à m’offrir. Autour des huttes couraient les enfants à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils s’amusaient à bâtir de petites loges ou jouaient au poney, c’est-à-dire qu’ils chargeaient l’un d’eux de deux longs bâtons traînants, l’un à droite, l’autre à gauche, puis mettaient en travers sur ces bâtons ce qui était censé représenter les effets domestiques, vêtements, peaux de buffle, ustensiles de cuisine, que les Indiens emportent quand ils émigrent, en chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants des Peaux-Rouges, enfants des peuples civilisés, ce sont toujours les mêmes jeux : l’imitation de ce que voit l’enfant. Ici la poupée qui rappelle la grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de bois, les théâtres, les maisons de carton ; là le poney et la petite loge.

Les chiens étaient nombreux autour des huttes. Les Indiens possèdent des bataillons de ces animaux, et le chien est pour eux à la fois un défenseur, une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture. Je dois dire, après y avoir goûté, que la chair du chien, comme celle du cheval, n’a rien qui répugne. La chair du meilleur mouton peut seule se comparer, pour le goût et la délicatesse, à celle du jeune chien engraissé.

Comme je parcourais le camp des Sioux, ces gardiens attentifs, insoucieux du sort qui leur était réservé, aboyèrent à ma présence ; mais je les calmai de la voix et continuai mon exploration. J’entrai dans beaucoup de huttes. Ici des guerriers en rond jouaient aux cartes et des balles de plomb servaient d’enjeu. Tous les joueurs étaient silencieux et ne laissaient paraître leur émotion ni au gain ni à la perte ; encore moins s’avisèrent-ils de jeter un regard sur celui qui les visitait. Là d’autres braves jouaient le jeu des mains, une sorte de morra italienne, et des flèches, piquées en terre, marquaient les points. Cette fois les joueurs s’accompagnaient de chants discordants et de la musique assourdissante de battements de casseroles et de tambours de basque.

Je ne pus pas pénétrer dans toutes les huttes. Quelques-unes étaient sévèrement gardées et l’on en éloignait les profanes. C’était là qu’on faisait la grande médecine[2] ou que les devins soumettaient leurs malades à l’épreuve des bains de vapeur.

Autour de quelques loges les femmes, assises en rond, travaillaient à des ouvrages d’aiguille, ornaient de perles des colliers, des mocassins, ou traçaient un dessin sur un cuir de bison. Elles allaient avec

  1. Le père Richard n’est pas le seul civilisé qui soit venu se perdre au milieu des Sioux. Jim Beckwith, un mulâtre, dont on peut voir le portrait page 288, a aussi vécu longtemps parmi eux après avoir d’abord été leur prisonnier. Homme d’énergie et de décision, il a pris bientôt une grande influence sur cette tribu. Il est mort à Laramie en 1867. Son fils vit encore parmi les Sioux.
  2. Médecine est le mot employé par les blancs pour désigner chez les Indiens tout ce qui touche au mystérieux, au surnaturel. Il y a dans chaque village une hutte ou loge à médecine où les sorciers et les devins des tribus (les médecins, comme les appelaient les anciens trappeurs canadiens) et tous les initiés se livrent, dans les moindres occasions, à leurs enchantements, à leurs évocations. Ils s’y préparent par de longs jeûnes en composant toutes sortes de mixtures pour se rendre favorable le Manitou ou Grand Esprit, l’Homme de Médecine par excellence. La Médecine semble en ce cas être pour les Indiens ce que la franc-maçonnerie est pour les blancs, une association fraternelle et secrète. Les initiés seuls peuvent entrer dans la hutte à médecine. Le mot de médecine, étant adopté par les blancs comme la traduction du mot mystérieux dans les langues des Peaux-Rouges, se retrouve dans une foule d’expressions. Ainsi le bateau à vapeur est le canot de médecine ; l’eau-de-vie, l’eau de médecine ; le fusil, l’arme de médecine, etc., etc. Le mot des premiers trappeurs canadiens est resté.