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vaux, auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd’hui, les Indiens sont loin, et les forts du corral ont été transformés en réfectoires à l’usage des muletiers. Au lieu de batteries blindées, on n’y voit plus que des batteries de cuisine.

Un pont de bois, dont les piles sont jointes par des planches branlantes, unit les deux bords de la rivière. Sur la rive gauche est le fort, avec toutes ses dépendances ; sur la rive droite, l’unique hôtel du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver, les grandes crues emportent le tablier du pont, et alors un bateau ancré à la rive sert à passer les pensionnaires. L’hôtel est bâti de pisé et de gros rondins de bois, comme le log-house des pionniers américains. Il n’a qu’un rez-de-chaussée, mais il est des plus confortables, tant pour le vivre que pour le couvert, surtout si l’on réfléchit à la nécessité où l’on est de tout faire venir des États situés à plus de cinq à six cents milles de distance. À côté de l’hôtel est la buvette de rigueur, où l’on débite principalement la bière piquante et l’eau-de-vie de grains, l’ale et le whisky. Comme pour tempérer l’effet de ces boissons, le liquoriste vend également des livres, mais ses habitués s’adressent plutôt à ses tonneaux qu’à sa bibliothèque. Il est vrai que la poste du fort lui fait là-dessus concurrence. Elle vend des romans et des journaux dans l’intervalle qui sépare les arrivées et les départs des courriers. Ceux-ci n’ont lieu que chaque quinzaine, et encore sauf le bon vouloir de la Nuée-Rouge et de sa bande, ainsi que le directeur du bureau a pris soin de l’annoncer sur sa pancarte.

Les résidents du fort Laramie sont au nombre de cinq à six cents : officiers, commis d’administration, soldats, muletiers d’armée, etc. Une partie des officiers ont fait leurs études à West-Point, l’école militaire des États-Unis, située dans l’état de New-York, sur les bords de la rivière de l’Hudson.

Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat fort rigoureux en hiver, où l’on reste souvent privé de nouvelles pendant plusieurs mois.

On combat surtout par la chasse les ennuis de ce séjour lointain et isolé : dans les prairies le buffle et l’antilope, l’écureuil, le loup ; dans les montagnes le cerf, l’élan, le daim, le chat sauvage, l’ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses, offrent au chasseur les émotions et les périls qu’il ambitionne. Dans quelques maisons on rencontre d’élégants trophées, indices de nombreuses victoires. Quelques officiers mariés ont fait venir leurs femmes auprès d’eux. Comme toutes les Américaines, celles-ci sont arrivées dans le désert sans un mot de plainte, et ont mêlé les douces joies de la vie de famille aux rigueurs d’un exil forcé. Quant aux soldats, ils sont, comme dans toute l’armée, le ramassis, l’écume de la population. Il y a parmi eux des réfractaires de tous pays, hormis de vrais Américains.

La garnison du fort Laramie comprend quatre compagnies d’infanterie et deux de cavalerie. J’ai rencontré là des Belges, des Canadiens, des Allemands, des Irlandais, des Français, des licenciés de la légion mexicaine, et tous pouvaient dire certainement que ce qu’ils trouvaient de plus curieux dans cette armée cosmopolite, c°était de s’y voir. On sait avec quelle facilité tous ces soldats désertent. Le dernier rapport du général Grant constate que sur environ soixante-cinq mille soldats de l’armée régulière, il y a plus de quinze mille déserteurs ; juste le quart, un soldat sur quatre ! « Dès que je verrai une embellie, me disait l’un d’eux, un Canadien qui parlait la vieille langue française, je passerai au large. Nous n’avons ici que de la male chance. J’aimerais mieux servir en France. Je suis né d’une mère française, quoique mon père fût Écossois. — J’étais venu aux États-Unis pour y faire fortune, me disait un autre, un Français ; j’ai perdu tout ce que j’avais et maintenant me voilà simple soldat depuis quinze ans. » Et comme je lui demandais pourquoi il n’avançait pas en grade : « C’est la faute de l’anglais, me dit-il ; je n’ai pas de goût pour cette langue, je la comprends, mais je ne la parle pas. » Bref, tout le monde était mécontent et disait pis que pendre des camarades. Il n’y avait de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de soldat passé cuisinier et que les officiers du fort Russell avaient emmené. Jamais il ne se lavait ni le visage ni les mains, qu’il gardait noircis de fumée. Jamais non plus il n’était prêt à l’heure, surtout pour le déjeuner ; il est vrai qu’il rejetait alors la faute sur les officiers. « Ces messieurs se lèvent toujours les derniers, disait-il, et je ne puis rien avoir d’eux. »

Le fort Laramie, gardé par d’aussi pauvres soldats, n’a d’un fort que le nom. Aucune circonvallation, aucun mur ne l’entoure. Du côté opposé à la rivière est seulement une sorte de fossé où les terres extraites ont été jetées en talus, en cavalier, et qui présente à l’un de ses angles un vaste tracé circulaire : on dirait les fondations pour une tour. C’est là le seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens. N’ayant jamais été attaqué depuis l’établissement du fort, il n’a jamais été entretenu. Au delà du fossé est le cimetière, ou dorment fraternellement de leur dernier sommeil les Indiens et les blancs ; puis vient la prairie, bientôt bornée par des monticules de cailloux roulés. Ces bluffs sont semés de pins comme des dunes qu’on aurait voulu fixer sur place ; mais les pins ont ici poussé naturellement. Gravissant les bluffs, on jouit d’une belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée par une ligne de remparts naturels de grès sableux, analogues à ceux que nous avons déjà signalés à Lone-Tree-Creek. Du pied de ces remparts, la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent avec la rivière Laramie, et de là elle se rend à North-Platte, la principale station du chemin de fer du Pacifique à partir d’Omaha, où elle s’unit à la Plate du sud.

Si du haut des rives de la Plate du nord on regarde au couchant, on aperçoit à l’horizon un piton élevé, de forme conique, comme les pays volcaniques de l’Auvergne ; c’est le pic Laramie, isolé au milieu de la plaine, et qui sert de point de repère aux émigrants et