Le lieu où nous campâmes, le soir de cette seconde
journée, était le plus pittoresque de tout le Grand Ouest.
Il avait nom Lone-Tree-Creek, ou le ruisseau de l’Arbre
solitaire. Qu’on imagine un rempart de roches sableuses
couronnant un vaste plateau, de roches déchiquetées,
rongées par les éléments, la pluie, le vent, la
glace, la neige, et cela de tout temps, depuis l’époque
mille fois séculaire où les roches se sont déposées.
Elles ont pris de
cette sorte des formes
étranges, saisissantes,
et l’œil
même y est trompé.
Ici c’est une
tour en ruines, là
une longue muraille
où plus d’une brèche
est ouverte.
Plus loin est une
porte donnant accès
dans la ville
que protégent ces
forts ; au-dessus
semble veiller une
forme humaine, un
guetteur prêt à donner
l’alarme. Et
l’illusion se continue,
car en face est
un autre plateau
couronné des mêmes
murs, des mêmes
bastions. On
dirait deux villes
Shavanôh, chef yute, envoyé à Washington en 1863 pour traiter avec le président Lincoln. — Dessin de Janet Lange d’après une photographie.
rivales. Seule, la
vallée profonde les
sépare. À mi-hauteur
ont poussé des
cèdres nains et des
cyprès dont la ligne
sombre, vue
de loin, ressemble
à la bouche béante
d’autant de cavernes,
creusées dans
ces murs pour les
faire sauter. Ce sont
là les Scott’s-bluffs
ou les remparts
de Scott, ainsi
nommés, sans doute, en souvenir du trappeur qui les
a le premier signalés. Ils s’étendent sur d’immenses
espaces, et longtemps avant d’arriver au camp nous
les découvrîmes à l’horizon. Le ciel était un peu couvert ;
quelques nuages noirs y disputaient leur place au
soleil. Le soleil, en se jouant dans les nuées, tantôt
éclairait et tantôt obscurcissait les bluffs, de sorte
que le sable grisâtre dont sont formés ces remparts,
tantôt apparaissait comme blanchi par la neige, et
tantôt s’assombrissait peu à peu au point de disparaître
entièrement. Cet effet d’optique, se répétant à
intervalles réguliers, était surprenant ; aucun de nous
ne pouvait détacher ses yeux de ce grand spectacle.
L’image changeait, d’ailleurs, à mesure qu’on approchait
davantage. Quand on arriva au pied des bluffs,
ce fut bien autre chose. Les muletiers arrêtèrent d’eux mêmes
leurs bêtes,
et chacun, pendant
quelques secondes,
resta muet d’étonnement.
Ceux-ci
comparaient ces
ruines géologiques
aux ruines des plus
anciennes villes de
l’Asie ; ceux-là évoquaient
le déluge.
L’histoire et la fable
eurent beau
jeu, et la discussion
se prolongea
d’autant plus aisément,
que l’on côtoya
ces merveilleuses
roches jusqu’au
lieu choisi
pour le campement.
Là une circonvallation
complète, interrompue
seulement
par l’étroit
passage que s’était
ouvert le ruisseau
de Lone-Tree, entourait
la plaine,
et semblait la protéger
à la fois et
contre le vent et
contre les Indiens.
Ces murs naturels de grès tendre, rappelant, même de très-près d’anciennes villes fortes ruinées, ne sont pas rares dans les prairies. Sur les points que nous parcourions, l’étendue en est considérable, et occupe peut-être, avec de très-longues solutions de continuité il est vrai, un cercle de cinquante à soixante milles de rayon. Dans le Colorado les roches de monument Creek et celles du jardin des Dieux, dans le Nebraska celle des Mauvaises Terres, sont aussi de la même nature.
Ce sont, sans doute, ces ruines d’un nouveau genre