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land, artiste peintre, M. Wallace, sténographe, enfin les reporters de quelques journaux de Saint-Louis, de Chicago et New-York, représentaient la partie jeune et bruyante de l’expédition, et mêlaient leurs lazzis aux discussions graves des commissaires.

Tout ce monde reçut avec la plus grande affabilité le Parisien qui demandait la faveur de suivre la commission, et je ne comptais bientôt plus que des amis au milieu de tant de personnes qui ne me connaissaient pas la veille. Dès qu’on a été introduit près d’un Américain, c’est-à-dire qu’on lui a été présenté, dès qu’on a serré, secoué, comme on dit, sa main, shake hands, la connaissance est faite, l’Américain est devenu votre ami. C’est là un des bons côtés des mœurs simples et démocratiques des États-Unis.

Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la langue des Sioux, accompagnait la commission. Il servait en même temps de cicerone à trois chefs de la nation des Sioux, Mato-Looza ou l’Ours-Agile[1], Mato-O-Ken-Ko ou l’Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l’Œil-Blanc. Ces trois chefs portaient pour tout vêtement une couverture de laine et des guêtres avec des mocassins en cuir. L’un d’eux avait cependant un pantalon ; mais d’après la mode en usage chez les Peaux-Rouges, il en avait coupé le fond. Celui-ci portait l’arc et les flèches, dont le guerrier des plaines se sépare si difficilement ; cet autre tenait le calumet, qui joue un si grand rôle dans toutes les délibérations des Indiens. C’est une pipe au long fourneau rouge, d’où part un tuyau de buis ou de cerisier, enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine de fumeurs usent à la fois de la même pipe, et chacun tire une bouffée, en tendant la pipe au voisin.

Je m’approchais. Suivant la coutume de tous les Indiens, qui ont pour principe de ne jamais s’émouvoir, les Sioux restèrent impassibles, indifférents. J’essayai d’engager la conversation ; mais ils ne parlaient pas un mot d’anglais. Accroupis, serrés dans leur couverture, ils ne me jetèrent que ces mots : Soux, Soux ; Cold ! Cold ! Ce qui voulait dire qu’ils étaient Sioux, et qu’ils avaient grand froid ; ce qu’il était facile de deviner à la température extérieure et à la façon dont les pauvres gens grelottaient.

Pallardie vint à moi : « C’est des bons sauvages, me dit-il, nous les menons au fort Laramie pour les montrer aux autres. L’Ours-Vif, avec ses hommes, va conduire la charrue cet hiver. Il consent à se rendre dans les réserves et à cultiver la terre. Ça ne l’amuse pas beaucoup, mais il aime les blancs, et il tient à leur faire plaisir. »

Ce commencement de conversation rompit bien vite la glace entre Pallardie et moi. Le Canadien était charmé de voir un compatriote, et moi de faire route avec un homme qui connaissait si bien les Sioux, et qui avait parmi eux de si hautes relations. Pallardie est de petite taille, bien pris, vigoureux, aux traits accentués, et réalise de tous points le type du traitant ou du chasseur des Prairies, tel qu’on aime à se le figurer.

« J’étais marié depuis huit jours quand la commission est venue me chercher, me dit-il ; j’ai laissé ma femme et l’hôtel que j’ai bâti à la station de North-Platte ; il m’a bien coûté quinze mille piastres (soixante quinze mille francs). J’ai laissé tout cela, pour aller avec la commission. J’aime la vie des Prairies, qui me rappelle mon premier métier de traitant. Je ne suis allé à la ville[2] que trois fois en vingt ans. Je suis malade quand j’y vais. À North-Platte, à la station du chemin de fer du Pacifique, j’ai monté un beau buffet ou s’arrête le train. Venez me voir quand vous y passerez. Je vous présenterai à ma femme ; elle a bien pleuré quand je suis parti. »

Cependant notre longue caravane avait quitté le camp de Pole-Creek, et s’avançait à travers la plaine sans fin. Les fourgons venaient à la file les uns des autres. En tête, allaient à cheval les officiers commandant l’escorte, puis c’étaient les voitures des divers membres de la commission, et derrière celles-ci les fourgons des personnes qui étaient attachées à l’expédition par devoir ou par curiosité. Là on voyait les reporters des journaux de l’Est, quelques parents ou amis des commissaires, Pallardie avec ses trois sachems, un munitionnaire d’armée qui s’en allait vendre des bœufs au fort Laramie, et plusieurs autres excursionnistes. Un intrus qui s’était faufilé dans le convoi, que personne ne connaissait, qui suivait la commission depuis un mois, sous prétexte de faire des affaires, to make some business, était là aussi, maugréant contre le mauvais temps, contre la lenteur des mules, contre le peu d’abondance et le défaut de qualité des vivres. Tant est grande la patience américaine, et tel est le respect qu’on a là-bas pour l’individu, que personne ne relevait cet homme et ne songeait à le renvoyer. Enfin, derrière la caravane marchaient les fourgons des soldats et les véhicules qui portaient les malles et les provisions.

Les muletiers avaient soin de garder leur rang, et fouettaient vigoureusement leurs bêtes, avec force jurons, si elles menaçaient de ralentir le pas.

On marcha ainsi toute la journée, malgré le froid, malgré la bise, et dans l’après-midi on arriva à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval), où l’on campa pour dîner et passer la nuit. Là coulait un ruisseau d’eau vive, là se trouvait du bois en abondance. Ce camp était protégé par un monticule de stalactites, témoins de sources incrustantes qui jadis avaient arrosé ces lieux. Les éléments avaient peu à peu désagrégé la roche, et le sol était recouvert d’un sable siliceux épais.

Le lendemain, de bonne heure, on leva le camp, et l’on se remit en route plus gaiement que la veille, car l’ouragan avait enfin cessé, et le froid cédé la place à une température un peu plus clémente.

  1. Le même qui avait péroré devant la commission aux conférences de North-Platte.
  2. C’est ainsi que les traitants appellent Saint-Louis.