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leurs foyers d’un si grand nombre d’hommes ne paralyse l’industrie en lui fournissant tout à coup un plus grand nombre de bras que celui dont elle a besoin. Je veux essayer d’attirer ces hommes vers les richesses cachées de nos montagnes, où il y a assez de place pour tous. L’immigration, même pendant la guerre, ne s’est pas arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre toujours plus imposant chaque année du trop plein des habitants de l’Europe. J’ai l’intention de diriger ces immigrants sur les mines d’or et d’argent qui gisent pour eux dans l’Ouest. Dites aux mineurs de ma part que je prendrai leurs intérêts autant qu’il sera en moi de le faire, parce que de leur prospérité dépend celle du pays. Oui, s’écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux brillaient d’enthousiasme, nous prouverons en très-peu d’années que nous sommes le trésor du globe[1] ! » ’Le soir du même jour, M. Colfax retourna de nouveau vers le président, et le trouva partant pour le théâtre. Lincoln l’invita à l’accompagner. Ayant pris d’autres engagements pour la soirée, et devant d’ailleurs quitter Washington le lendemain matin, M. Colfax ne put accepter cette invitation. Comme le président franchissait la porte de la Maison-Blanche, et serrait la main au voyageur : « N’oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation d’aujourd’hui, rapportez à ces mineurs ce que je vous ait dit pour eux. Bon voyage ! Je vous enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu ! » Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et les dernières paroles qu’il prononça sur les affaires du pays. C’est peut-être moins d’une heure après que l’ancien comédien John Booth le tuait à bout portant d’un coup de pistolet, dans une loge d’avant-scène au théâtre de Washington.

Le successeur de Lincoln, M. Johnson, n’a pas continué vis-à-vis des mineurs du Grand Ouest les traditions de son glorieux prédécesseur. Peut-être que les nécessités de la politique ont appelé son attention ailleurs, et détourné son esprit des questions minières et coloniales, si importantes cependant aux États-Unis.


II

UNE CARAVANE.


Réceptions cordiales. — Voir les Indiens ! — Types de pionniers, mais non de Peaux-Rouges. — De Denver à Chayennes. — La cité magique. — La maison du doge échangée contre une tente. Hill’s-Dale. — Campement de Pole-Creek. — Terrible ouragan. — Les commissaires de paix. — L’interprète Pallardie et ses trois sachems. — Lune de miel interrompue. — Campement de Horse-Creek et de Lone-Tree-Creek. — Remparts naturels. — Étranges illusions d’optique. — Dernière étape. — Le beau temps de la traite. — Le sentier espagnol. — Le drapeau de l’Union.

Le 1er novembre, je dis adieu au Colorado et à ses aimables habitants. La réception qui nous avait été faite avait été des plus cordiales. À Central City, nous avions été accueillis avec le plus gracieux empressement dans une des premières familles du pays, celle de MM. Whiting et Rockwell. À Georgetown, la ville elle-même avait demandé de nous traiter à ses frais ; à Idaho, Golden City, Denver, l’accueil avait été non moins hospitalier. Il fallut cependant nous arracher à un aussi agréable séjour. Nos explorations minières étaient achevées. M. Whitney désirait rentrer à Boston, où le rappelaient à la fois et sa famille et ses affaires, et le colonel Heine et moi, nous voulions aller voir les Indiens.

Voir les Indiens ! n’est-ce pas là le rêve de tout visiteur des Prairies ? J’entends les voir pacifiquement, librement, pour converser avec eux, les observer, et non les voir le revolver à la main, pour défendre sa peau et ses cheveux, comme c’était notre cas quand nous courions le risque de voir arrêter la malle qui nous menait de Julesbourg à Denver.

Dans le Colorado, nous avions rencontré des types intéressants de mineurs et de pionniers, entre autres Charley Utter (voy. p. 264), ancien traitant et interprète auprès des Indiens, puis Brown, toujours vêtu comme Charley de l’habit de cuir des trappeurs, et cousin du fameux John Brown, l’abolitionniste. Les gouverneurs Steele et Patterson, le docteur bostonien Howland, qui avait échangé le bistouri contre le pic, le Français Chavanne, l’Espagnol Dominguez, tous citoyens illustres du Far-West, nous avaient été également présentés ; mais nous n’avions encore vu aucun Indien. À Denver, sur le registre de l’hôtel où nous étions descendus, nous avions bien lu le nom de Coloro, chef des Yutes, mais Coloro était reparti pour les parcs. D’autres guerriers de la nation montagnarde, le Loup, et Shawanôh, qui étaient aussi venus à Denver pour demander bravement leur portrait à l’art photographique, étaient eux-mêmes repartis pour les hauts plateaux, où la saison, déjà trop avancée, nous défendait d’aller leur serrer la main.

Les choses en étaient là, et nous semblions condamnés à quitter le Grand Ouest sans voir les Peaux-Rouges, comme ceux qui vont à Rome sans voir le pape, quand nous apprîmes que la commission de paix, chargée de traiter successivement avec toutes les tribus indiennes soumises, allait se rendre au fort Laramie, dans le territoire de Dakota, à cent milles de la frontière nord du Colorado. Nous prîmes donc tout d’abord notre place de Denver pour Chayennes, et par une des plus belles journées d’automne qui aient jamais lui au pied des montagnes Rocheuses, nous franchîmes en vingt-quatre heures, avec la diligence continentale, la distance d’une centaine de milles, qui nous séparait de notre première étape. À La Porte[2], la diligence continua vers l’ouest, vers le bienheureux pays des Mormons, l’État sauvage de Nevada et la fertile Cali-

  1. J’ai traduit textuellement les paroles de Lincoln. Elles sont extraites d’un discours que M. Colfax prononça devant les mineurs du Colorado à Central City, le 27 mai 1865.
  2. Encore un nom franco-canadien, imposé par nos anciens trappeurs. Il n’est pas le seul dans le Colorado : la Fontaine qui bout, le ruisseau de Cache la poudre, celui de Bijou, etc., ont conservé leur nom primitif, même sous les Américains. Le nom de montagnes Rocheuses ou montagnes de Roche vient lui-même des premiers trappeurs canadiens.