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tagnes, à plusieurs reprises, et ils n’avaient jamais signalé de terrain aurifère. Seuls, les rares traitants et trappeurs qui fréquentaient par intervalles ces lointains parages, avaient toujours parlé de l’existence de l’or au pied des montagnes Rocheuses, mais jamais ils n’avaient indiqué de place certaine, et s’étaient contentés de montrer quelques paillettes ou quelques pépites. Dans le courant de 1858, des émigrants qui se rendaient à pied du Mississipi au Pacifique, d’autres disent qui venaient pour découvrir les placers soupçonnés au fond du Kansas, s’arrêtèrent non loin du pic de Pike, sur le Cherry-Creek (le ruisseau de la Cerise) à quelques milles en aval du lieu où est aujourd’hui Denver. Un d’eux, ancien orpailleur de la Géorgie, eut l’idée de laver les sables du Cherry-Creek, et, à son grand contentement, y découvrit des paillettes d’or. Quand la nouvelle de ce fait inespéré arriva dans les États, personne n’y voulut croire, et les pépites qu’on montra furent traitées de pépites californiennes. Cependant, à la longue, il fallut bien se rendre à l’évidence, et un grand exode commença du Mississipi et du Missouri aux montagnes Rocheuses. La nouvelle terre de l’or offrait sur la Californie l’avantage d’être à une distance moitié moindre des États de l’est, à proximité de ceux de l’ouest, et enfin de pouvoir, dans tous les cas, être rejointe par terre, ce qui est toujours un avantage pour les émigrants.

Ceux-ci arrivèrent, ainsi qu’on l’a dit, avec leurs familles, et campèrent les premiers jours sous la tente ou dans les fourgons mêmes qui les avaient amenés. Bientôt des maisons de bois s’élevèrent ou des cahutes bâties de terre et de troncs d’arbres (log-houses). On donna à cette cité embryonnaire le nom heureux d’Auraria (la Mine d’or), qui plus tard fut changé en celui de Denver, en souvenir du gouverneur du Kansas, territoire dont ces placers faisaient alors partie. Denver ne garda pas même le nom de cité des Plaines, dont on s’était plu aussi à la baptiser. Sa voisine Golden-City, ou la Ville d’or, devenue depuis la capitale du Colorado, et située dans une position des plus favorables, au pied même des montagnes Rocheuses, est au moins restée fidèle à son nom primitif.

Les commencements d’Auraria ressemblèrent à ceux de toute ville naissante aux États-Unis. La ville était à peine tracée, qu’un journal, un hôtel orné d’une buvette, et une église, ces trois choses qui suivent partout l’Américain, étaient immédiatement installés. Les magasins, parmi lesquels l’indispensable boutique du barbier, s’édifièrent avec la même rapidité, et en un clin d’œil une ville sortit de terre, tout organisée. Il n’y manqua pas même un conseil municipal, qui fut nommé par le peuple assemblé, et à la majorité des voix. Heureux peuple que celui qui sait se gouverner lui-même, et qui, du fond d’une lointaine colonie, n’a pas besoin d’écrire à la métropole, pour demander comment il doit agir !

Auraria et Golden-City ne furent pas les seules villes fondées dans le Colorado dès les premiers temps de la découverte de l’or. Le précieux métal a le don particulier, entre tous ceux qu’il possède déjà, de hâter singulièrement la colonisation des pays où on le découvre.

Pendant que sur beaucoup de points on doutait encore de l’existence de l’or au pied du pic de Pike, et qu’on appelait du nom dérisoire de Pike’s-pickers les mineurs qui partaient pour ce pays, la merveilleuse découverte s’étendait, se complétait. J’étais alors en Californie, où nul ne croyait aux résultats qu’on annonçait, ne voyant là que des fables de journaux, tandis qu’une immense région aurifère était tout à la fois reconnue, exploitée, colonisée.

« Si les placers au pied des montagnes Rocheuses renferment de l’or, s’était dit un mineur expérimenté, Gregory, les montagnes Rocheuses elles-mêmes doivent en renfermer. Aux plaines, le long des ruisseaux, les pépites, les paillettes, provenant de la désagrégation des têtes de filons et du lavage des terres métalliques par les eaux pluviales ; aux montagnes, les filons en place, inaltérés, vierges de toute atteinte. » Et Gregory était parti, seul, remontant le torrent de Clear-Creek, ou le ruisseau Limpide, qui n’était pas encore baptisé, et qui, descendu des montagnes, passe à Golden-City, d’où il va se jeter dans le Plate du sud.

Ces montagnes sont d’un accès fort difficile aujourd’hui même qu’il y a partout des routes ; on peut donc aisément se figurer quelles fatigues dut endurer Gregory qui, manquant de guide, s’aventura au milieu de ces amas de rocs sans issue, ou coupés de mille vallées profondes n’ayant aucune relation apparente les unes avec les autres. Il portait sur son dos ses provisions, ses outils de mineur. Au lieu de l’or qu’il rêvait, allait-il rencontrer dans ces parages des Indiens hostiles, ou des ours, des loups affamés, qui lui livreraient bataille ?

Au bout de quelques jours, tant de peines reçurent leur récompense, et Gregory, au lieu même où est aujourd’hui Central-City, découvrit un filon d’une richesse exceptionnelle. Avec son pic, il démolit la roche, la cassa[1]. Il n’eut pas besoin de la laver ; les pépites se montraient à l’œil nu, d’une grosseur, d’une abondance à faire tourner la tête à tous les orpailleurs. Mais Gregory n’avait plus un morceau de pain et faillit en outre se trouver pris dans un ouragan de neige. Il dut abandonner la place au milieu même de son triomphe, et repartir pour Auraria où il renouvela ses provisions. N’osant plus revenir seul cette fois, il fit à un ami la confidence de sa découverte, regagna les montagnes avec lui, retrouva son filon, et tous deux, au bout de peu de jours, s’en allèrent de là chargés d’or.

Comme on le pense, cette nouvelle ne tarda pas à se répandre. Les chercheurs affluèrent et en moins d’un an, trois villes, Black-Hawk[2], Central-City et Nevada, s’édifièrent le long de la vallée où Gregory

  1. Ceux qui désirent avoir sur le travail des mines d’or des renseignements complets pourront consulter la Vie souterraine, par L. Simonin, deuxième édition, Paris, Hachette, 1867.
  2. Ou le Faucon-Noir. C’est le nom d’un ancien chef indien qui,