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du colon américain. Par moments, toutefois, le pionnier était sorti de son calme habituel, et, transformé en volontaire, avait poursuivi le Peau-Rouge avec un sauvage acharnement. Des scènes horribles avaient eu lieu et le massacre de Sand-Creek[1] (le ruisseau de Sable), provoqué par le colonel Chivington, qui commandait alors le troisième régiment des volontaires du Colorado, pouvait aller de pair avec les plus hideuses vengeances des Peaux-Rouges. « Rappelez-vous vos femmes et vos enfants assassinés sur la Plate et l’Arkansas, » avait dit le colonel aux soldats qui chargeaient à Sand-Creek. Les soldats, qui n’avaient pas besoin d’être excités, s’étaient précipités sur les Indiens et en avaient fait un impitoyable massacre. En vain ceux-ci avaient hissé tout d’abord le drapeau blanc. On avait refusé de parlementer, et tous, sans distinction, guerriers, femmes et enfants, avaient été tués à bout portant et passés au fil de l’épée. Les Chayennes, les Arrapahoes, surpris sans défense dans leur campement, avaient perdu dans cette journée une partie de leurs chefs les plus braves. Les blancs les avaient scalpés sans pitié ; ils avaient ouvert le ventre des femmes, brisé contre les pierres la tête des enfants, coupé les doigts et les oreilles à ceux qui portaient des bijoux, et commis cent autres horreurs que la plume se refuse à décrire. Une centaine d’Indiens, sur environ cinq cents qui campaient à Sand-Creek, avaient été tués. Parmi les victimes, on comptait plus de la moitié de femmes et d’enfants. Les blancs, au nombre de mille, n’avaient eu qu’un ou deux morts et quelques blessés. Parmi les Peaux-Rouges, Chaudron-Noir et l’Antilope-Blanche, chef des Chayennes, avaient été grièvement blessés. Main-Gauche, chef des Arrapahoes, et ses braves (ses lieutenants), Un-Œil ou le Borgne, Genou-Foulé, Petit-Manteau, étaient morts dans la mêlée. Le colonel Chivington avait partout célébré sa victoire et annoncé qu’il avait tué cinq cents guerriers indiens. Il espérait, pour ce haut fait, recevoir les étoiles de général, comme il eût pu rêver chez nous les épaulettes à graines d’épinard. Il fut destitué après une minutieuse et solennelle enquête, et le gouvernement fédéral parut montrer par cette décision que l’esprit de pitié plutôt que de vengeance envers les Indiens inspirerait désormais ses mesures.

Le massacre de Sand-Creek, que l’on appelle aussi, du nom de son auteur, le Chivington-massacre, n’est pas encore oublié dans le Colorado. Les colons, qui pour la plupart donnent raison à Chivington, racontent volontiers aux étrangers tous les détails de cette affaire, et plus d’une fois il fut question de Sand-Creek dans la diligence qui nous menait à travers les Prairies. Quant aux Indiens, ils devinrent après cette bataille (si l’on peut donner ce nom à cette sanglante boucherie) encore plus acharnés contre les blancs. Le massacre eut lieu dans la journée du 29 novembre 1864. Dès le mois de janvier 1865, les fermes, les stations au nord du Colorado étaient pillées, incendiées, et les plus sauvages représailles exercées contre les colons. Enfin les Arrapahoes et les Chayennes s’unissaient aux tribus jusque-là leurs rivales, les Kayoways, les Comanches, les Apaches, et ouvraient contre les blancs une guerre sans pitié. Cette guerre n’a fini que tout récemment, lors du solennel traité de paix signé, dans le Kansas, vers la mi-octobre 1867, par les commissaires de l’Union avec les cinq grandes nations du sud.

Telles étaient les luttes que les pionniers du Colorado avaient à soutenir contre les Indiens des plaines, quand nous arrivâmes à Denver. Ces luttes duraient depuis quatre ans, on peut même dire depuis le commencement de la guerre de sécession, dont les Indiens avaient habilement saisi partout le moment pour recommencer leurs hostilités contre les pionniers du Far-West. Cette guerre, en dégarnissant les forts de l’Ouest de leurs soldats pour tenir ceux-ci occupés ailleurs, permettait aux Indiens de surprendre leur ennemi sans défense, et ils avaient immédiatement préludé à d’affreux massacres. Dans le Minnesota, en 1862, des bandes de Sioux avaient brûlé et mis à sac la petite ville d’Ulm, acte sauvage qui devait trouver un digne pendant de la part des blancs dans le massacre de Sand-Creek que nous venons de raconter. Du Minnesota au Colorado, c’étaient partout les mêmes scènes d’horreur, et Denver, la cité des plaines, sans forts, sans murailles, avait craint un moment le même sort que la ville d’Ulm.

Heureusement que les Yutes n’avaient pas bougé, et n’étaient pas descendus de leurs montagnes, comme on l’avait craint, pour prêter main forte aux Chayennes et aux Arrapahoes.

Le gouverneur du Colorado, qui était alors M. le sénateur Évans, chez qui j’ai eu l’honneur d’être reçu à Denver, avait vainement essayé dès le début, nous le savons, de pacifier ces terribles luttes, et de rendre le calme au territoire dont il était le premier magistrat. En 1865, il avait tenu plusieurs nouveaux conseils avec les Chayennes et les Arrapahoes et écouté les doléances de Chaudron-Noir, de l’Antilope-Blanche et d’autres chefs de ces deux nations. À tous il avait fait entendre des paroles de paix, essayant de leur faire oublier le massacre de Sand-Creek, et il avait amené les sauvages à faire l’échange de femmes blanches qu’ils retenaient prisonnières, contre des Peaux-Rouges tombés entre les mains des blancs.

Une jeune dame pensylvanienne, de vingt-quatre ans, mistress Lucinda Ewbanks, avait été ainsi rendue à sa famille, qui n’espérait jamais plus la revoir, et dans une déposition écrite avait raconté, en termes simples et modestes, sa captivité de dix mois chez les sauvages.

Voici cette déposition telle que je l’ai lue en anglais dans les papiers officiels. Elle est datée de Julesburg, 22 juin 1865. Elle n’est pas rédigée avec art, mais elle montre à quel triste sort doivent s’attendre les femmes, quand elles tombent entre les mains des Indiens. Je traduis textuellement :

  1. Ruisseau tributaire de l’Arkansas, à quarante milles environ de Denver (voir la carte).