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genoux, le siége du voisin pénètrent dans vos membres, et l’on prie mentalement le Jupiter qui, du haut de l’Olympe, veille sur les voyageurs, de vous faire arriver au plus vite à destination.

Quand on n’est que six dans l’intérieur, le trajet devient supportable. Il y a, du reste, quelques places au dehors. Les amateurs du paysage montent volontiers à côté du conducteur, au risque d’un coup de soleil pendant l’été. Ils peuvent se tenir aussi derrière la voiture, sur une espèce de banquette à deux siéges, ou enfin s’asseoir sur le dessus du stage, quand cette place n’est pas déjà donnée aux soldats, qui font ici office de gendarmes contre les pirates du désert, contre les bédouins des Prairies. Le côté de l’impériale est quelquefois également libre, et alors on laisse pendre ses jambes latéralement. C’est une vraie diligence républicaine, démocratique. Pleine liberté pour tous ; on a même la faculté d’aller à pied, pourvu que de ce pas on puisse suivre le véhicule.

Comme on emporte fort peu de malles (souvent l’Américain n’a pas même un sac de nuit), la voiture n’a aucun surcroît de charge. On dispose une partie des bagages sur l’impériale et l’autre partie à l’arrière, où elle est retenue par des courroies et protégée par un tablier de cuir qui se rabat sur les colis. On va d’un train de chemin de fer, ou si l’on veut d’un train d’enfer, jour et nuit, en s’arrêtant le moins possible aux stations pour les repas et les relais. Jamais Automédon sur son char ne conduisit ses fougueux chevaux et n’évita l’obstacle classique avec plus d’habileté que
Vue des roches naturelles de Monument-Creek (Colorado). — Dessin de Sabatier d’après une photographie.
le postillon américain juché sur sa diligence. Que la route se développe en plaine, comme dans les Prairies, qu’elle soit ouverte en pays de montagne, comme dans les mines du Colorado, dans la Nevada, la Californie, le postillon conduit du même train les six vaillantes bêtes confiées à sa main assurée. Seulement, comme aucun corps des ponts et chaussées n’est venu niveler la voie, et que le plus souvent la route n’a été ouverte, sur ce terrain qui n’appartient encore à personne, que par le passage répété des voitures, on se figure aisément à quels terribles cahots on est sujet, pour peu que le sol soit accidenté. Au bout de quelque temps, on a les membres moulus, les os littéralement broyés, on a le mal de mer. La poussière entre par tous les orifices et aveugle les voyageurs. Mais qui s’inquiète de ces vétilles ? il faut marcher et marcher vite, le temps coûte, et coûte cher, c’est de l’argent : en avant ! go ahead !

Les stations, ou relais, sont séparées par une distance moyenne de dix milles, ou seize kilomètres. Sur une bonne route on parcourt facilement cette distance en moins d’une heure et demie. Quand on arrive à la station, si c’est seulement pour relayer, les six chevaux sont changés en un clin d’œil, et les voyageurs ont à peine le temps de descendre. Si c’est pour déjeuner ou dîner, on donne une demi-heure de répit. Chacun procède d’abord à sa toilette. Des lavabos disposés sur le même rang sont vivement occupés, disputés par les passagers couverts de poussière. Du savon, des brosses, des peignes, un miroir, des essuie-mains, et même une brosse à dents, sont mis généreusement à la disposition du public. Les essuie-mains tournent autour