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de Washington pour traiter avec eux, était porteuse de nombreux cadeaux, les Indiens avaient suspendu tout à coup les hostilités. Un conseil solennel ou pow-wow venait même d’avoir lieu à North-Platte. Outre le grand chef des Ogallallas, la terrible Queue-Bariolée, on y avait entendu Tueur-de-Paunies et Patte-de-Dinde, puis d’autres braves ou guerriers non moins célèbres, l’Homme qui marche sous terre et l’Ours-Agile, tous sachems ou grands chefs de l’illustre nation des Sioux[1]. Mais rien de décisif n’avait été conclu, et la commission avait donné rendez-vous aux Peaux-Rouges, au fort Laramie dans le Dakota, pour la pleine lune de novembre[2].

La commission de paix, nommée par la législature de Washington au mois de juillet précédent, et entrée immédiatement en fonctions, n’avait pas été plus heureuse avec d’autres bandes de Sioux qu’elle avait rencontrées sur le haut Missouri. Elle avait tenu avec eux plusieurs conseils, dans le courant du mois d’août. Les Brûlés[3], les Yanktons, les Santés[4], les Ponkas, toutes tribus appartenant à la grande nation des Sioux, s’étaient rendus à l’appel des commissaires. Là on avait entendu le sachem des Santés, Grand-Aigle, qui, en 1862, profitant du moment où la guerre de sécession tenait éloignés les soldats des États-Unis, avait commandé le massacre des blancs dans le Minnesota ; plus tard le président Lincoln, cédant à un mouvement de clémence, lui avait pardonné. Grosse-Caisse et Fort-Marcheur, chefs des Ponkas, avaient fait aussi leur discours, et demandé surtout à leurs pères (c’est ainsi que les Indiens nomment les blancs[5]) des couvertures et des vivres à l’approche de la mauvaise saison. Ils n’avaient pas oublié non plus, suivant l’usage, les demandes d’armes et de munitions. La plupart des orateurs refusaient, au nom de leurs tribus, de se rendre dans les lieux de cantonnements ou réserves que leur indiquaient les blancs, et exigeaient en outre que le gouvernement des États-Unis abandonnât les forts et les routes au nord du Dakota, ainsi que les travaux en cours d’exécution sur le chemin de fer du Pacifique : tout cela troublait la chasse au buffle, unique source d’existence de l’Indien.

Ceux qu’on appelle en Amérique les agents des Indiens, Indian agents, c’est-à-dire les individus qui servent d’intermédiaires entre le gouvernement des États-Unis et les Peaux-Rouges, n’étaient pas ménagés dans ces discours, et c’était justice, car la plupart gardent déloyalement pour eux l’argent et les cadeaux que l’administration centrale envoie chaque année à si grands frais de Washington vers les tribus.

Nous retrouverons les Indiens au fort Laramie, et nous dirons en temps et lieu ce qui advint à ce nouveau conseil.


III

LE GRAND DÉSERT.


Aspect des plaines de l’Ouest. — Les antilopes et les bisons. — Les chiens des Prairies, leurs villes. — Les castors, leurs maisons. — Graminées, herbes odorantes et plantes grasses. — Le cotonnier. — Terres d’alluvion et de gravier.

Il importe de jeter un coup d’œil en arrière, et de retourner vers les Prairies que nous venons de traverser si rapidement. Elles aussi vont bientôt disparaître à mesure que le flot des colons s’avance toujours plus pressé vers l’Ouest.

À peine avions-nous quitté Omaha et ses bluffs, ou coteaux de grès tendre, que nous entrâmes dans les grandes plaines arrosées par la Plate. La Prairie, toujours la prairie, la plaine immense où l’horizon semblait s’éloigner à mesure qu’on avançait davantage, tel était le spectacle que l’on avait devant les yeux. En été, et même en automne, quand l’air est fortement échauffé, des effets de mirage s’y joignent, comme dans le désert africain. Pas plus que celui de la mer, que la Prairie rappelle par sa vaste étendue et sa surface plane, ce spectacle ne paraissait monotone et ne fatiguait les regards. Sur cette mer d’alluvions, de gazon jauni, quelques monticules alignés semblaient des vagues pétrifiées, et quand le vent, passant sur les hautes herbes, couchait les tiges encore debout, on aurait dit la brise ridant la surface de l’eau. De larges taches noires, couvrant parfois d’immenses espaces, signalaient des incendies récents, et remettaient en mémoire l’analogie avec la mer quand l’eau y change de couleur. Par intervalles, un troupeau d’antilopes passait rapidement comme l’éclair. Les bisons étaient partis vers les prairies du sud. Çà et là on apercevait, au milieu du gazon, une énorme carcasse blanchie, aux cornes recourbées, laissée naguère par le chasseur au lieu même où était tombé le buffle. Les chiens des Prairies, assis sur leur séant, rentraient bien vite dans leur tanière au moindre bruit, en jetant leur petit cri. De part et d’autre de la route, s’étendaient leurs villes, sur des centaines d’hectares. Sorte de rongeurs qui tiennent à la fois de l’écureuil, du lièvre et de la marmotte, les chiens des Prairies vivent entre eux en république, et se réunissent volontiers au dehors, quand l’homme est loin. La légende dit que c’est pour causer de leurs affaires ; elle ajoute qu’une chouette et un serpent à sonnettes tiennent compagnie à chaque chien

  1. Les noms des Indiens, du moins ceux qu’ils prennent vis-à-vis des blancs, car on dit qu’ils tiennent leur véritable nom secret, se rapportent d’ordinaire à un acte ou à un trait particulier à leur personne, et dans le cours de leur vie ils changent plusieurs fois de nom. Tueur-de-Paunies est sans doute le guerrier de sa nation qui a scalpé le plus de Paunies, ces ennemis acharnés des Sioux, et Queue-Bariolée porte une longue tresse de cheveux zébrée par des raies de peinture. Quelquefois les noms des Indiens sont intraduisibles dans notre langue trop pudique, et alors les blancs imposent aux chefs des noms de circonstance. C’est ce qui est arrivé pour l’Ours-Agile.
  2. Comme les Musulmans, les Indiens comptent leurs mois par lunes.
  3. Ou les Cuisses-Brûlées, ainsi nommés parce que leurs ancêtres furent un jour obligés de fuir à la hâte des Prairies qu’ils occupaient, et qui venaient de prendre feu. L’incendie se développa si rapidement que les fuyards en eurent le… dos brûlé.
  4. Encore un nom franco-canadien, comme le précédent.
  5. À leur tour les blancs appellent les Indiens leurs frères rouges, surtout dans les palabres officiels.