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trappeur canadien ; puis Elkhorn, ou Corne d’Élan, ainsi nommée parce qu’on y aura tué naguère un élan descendu des montagnes Rocheuses. Voici maintenant Diamonds, ou l’on aura sans doute trouvé quelque gemme. Frémont rappelle le nom du hardi explorateur qui le premier a parcouru en savant les Prairies, et qui a franchi l’un des premiers le grand continent américain, de l’Atlantique au Pacifique. Plus loin est Shell-Creek, ou le ruisseau des Coquillages, un nom que ne liront pas sans être émus les amateurs d’espèces rares en conchyliologie ; puis Columbus, dédiée heureusement à Colomb : c’est déjà une petite ville, à laquelle ce baptême sera favorable. Dans le voisinage de Colombus est la réserve ou lieu de cantonnement des Indiens Paunies[1], soumis aujourd’hui à l’Union. Pierre la Cherre est leur grand chef. De nomades ils sont devenus sédentaires, et leurs wigwams[2] sont des huttes en branchages, ressemblant à des cabanes de forestiers. Un prêtre catholique est établi auprès d’eux pour les catéchiser, et ne fait guère de prosélytes. Quelquefois les Paunies vont jusqu’à Omaha, ou on les rencontre dans les rues, drapés dans leur couverture de laine, l’arc et le carquois sur l’épaule, le carquois bourré de flèches à la pointe acérée, mais non empoisonnée. Un collier de verroteries ou de perles autour du cou, aux pieds des mocassins de peau de buffle ou de daim complètent ce costume élémentaire, auquel les chefs ajoutent une plume d’aigle (ou de poule) dans les cheveux.

Ces sauvages, comme tous les Indiens des Prairies, ont la peau bistrée, rougeâtre, ce qui a valu aux indigènes de l’Amérique du nord le nom de Peaux-Rouges, et à cette race la dénomination de race cuivrée, sous laquelle la désignent les ethnologistes, par opposition aux noms de race blanche, jaune et noire que représentent principalement les Européens, les Chinois et les Nègres. Les autres caractères physiques de la race rouge sont d’avoir les cheveux noirs, droits, roides, le nez aquilin, les pommettes souvent un peu saillantes, les yeux quelquefois bridés, comme la race jaune, la lèvre fine, les extrémités des membres très-petites, très-déliées. Les Indiens s’épilent avec soin les sourcils et la barbe, et même tous les poils du corps, mais ils ne coupent pas leurs cheveux, qu’ils séparent par une raie au milieu de la tête et qu’ils disposent en tresses.

Mais laissons là les Indiens, et avec eux les Paunies, et continuons notre route ; aussi bien rencontrerons nous assez de Peaux-Rouges en chemin. Le train s’avance à travers la prairie. En quelques places, les graminées naturelles dont la terre est couverte, et dont les tiges et les feuilles sont déjà toutes jaunies, ont été brûlées par le feu. Qui a allumé l’incendie ? Nul ne le sait. Un passant, peut-être un chasseur, un Indien, la locomotive ; peut-être aussi le feu a-t-il pris spontanément dans les grandes chaleurs de l’été ; cela s’est vu. On dit aussi que le feu est mis quelquefois à dessein pour éloigner le bison et l’Indien avec lui. Quoi qu’il en soit, au printemps, l’herbe poussera sur ce point et plus verte et plus drue. L’incendie des prairies ! Quel magnifique tableau, la nuit ! L’horizon est en feu, le ciel lui-même est rouge, la flamme semble monter jusqu’aux nues, les animaux épouvantés s’enfuient. Nous jouissons d’un de ces spectacles sur le chemin de fer du Pacifique, et cette vue inspirerait un artiste.

La nuit est venue, noire et sombre. Bien qu’étendu dans ma couchette, je ne dors point. Si les Indiens allaient attaquer le train, comme au mois de juillet précédent ! J’entends appeler une à une les diverses stations : Silver-Creek, le ruisseau de l’Argent, où l’on a sans doute trouvé un minerai du précieux métal ; Lone tree, ou l’Arbre solitaire, un nom qui nous indique que si la prairie est riche en graminées, elle est à peu près privée d’arbres. Nous passons ensuite à Kearney, une station aimée des bisons. Dans le voisinage est un fort, ou plutôt un poste militaire [3], édifié contre les Indiens par le général Kearney.

Les officiers du fort, qui n’ont plus aujourd’hui à chasser le Peau-Rouge, chassent le buffalo. C’est là le nom que les Américains s’obstinent à appliquer au bœuf sauvage des Prairies, à la tête énorme, à la longue crinière, à la peau velue, et qui n’a rien du buffle. Le bison se chasse de deux manières. À cheval, on le poursuit dans la plaine, comme le toreador poursuit le taureau dans le cirque. On cherche à prendre l’animal par le flanc, et on le vise au défaut des côtes avec un revolver ou une carabine. Il ne faut pas tirer à la tête, car les os du crâne sont si épais que la balle ne les entame point. L’Indien se sert plus volontiers de ses flèches, et les lance d’une main si sûre que souvent il transperce le bison. Dans tous les cas, on comprend les dangers d’une pareille chasse. Tout d’abord, on étudie avec soin la direction du vent, pour arriver dans ce sens sur l’animal isolé ou en troupes ; jamais l’animal ne marche contre le vent. Le chasseur civilisé attaque aussi le bison à couvert, au repos, protégé par un pli du terrain ou caché dans les hautes herbes ; mais l’Indien préfère la chasse à courre.

Le buffalo est par excellence l’animal des Prairies. Chasser le buffalo est le rêve de tout voyageur des plaines, et le fort Kearney, où nous venions de passer, un des points où l’on rencontre presque toujours le bison. Les officiers du fort se font un plaisir d’accompagner

  1. J’écris ce nom comme je l’ai entendu prononcer. Les Américains écrivent Pawnies, et les anciens géographes français écrivaient, je crois, Pânies. L’â, dans ce cas, doit être prononcé très-ouvert.
  2. Wigwam, hutte ; calumet, pipe ; mocassin, soulier ou sandale ; manitou, Dieu ; tomahawck, massue, casse-tête ; sachem, chef de tribu ; pow-wow, palabre, conférence ; squaw, femme ; pappoose, petit enfant, etc., sont des mots empruntés aux anciennes nations indiennes des bords de l’Atlantique, surtout celle des Algonquins, aujourd’hui presque entièrement disparue. Aucun de ces mots n’est en usage et n’est compris chez les tribus de l’ouest, à moins qu’elles ne l’aient appris des Américains.
  3. Les postes que les Américains appellent des forts dans tout l’Ouest, sont de simples stations militaires, où résident les soldats réguliers pour tenir en respect les Indiens. La plupart de ces postes n’ont pas même un rudiment de fortification.