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posés sur deux rangs ; entre chaque rang existe un couloir que l’on peut parcourir à sa guise. Les siéges peuvent basculer autour d’une charnière : par conséquent on peut aller à volonté en arrière ou en avant.

On peut aussi passer en toute liberté d’un compartiment dans un autre. Enfin on a la faculté de se tenir au dehors, sur la plate-forme, entre deux compartiments, pour admirer à son gré le paysage. Un homme, un gamin, parcourent sans cesse le couloir libre entre les siéges pour vendre des livres, des journaux, des fruits, des comestibles.

Le contrôleur ne vous dérange jamais pour la vérification des billets, si vous avez pris soin de fixer votre ticket au ruban de votre chapeau.

Il y a dans chaque compartiment un lavabo, une fontaine, un verre à boire, un poêle qu’on chauffe en hiver, et, ce à quoi personne ne trouve à redire, un cabinet dont on comprend l’emploi. Des sleeping-cars, ou wagons-dortoirs, accompagnent chaque train pour la nuit. Là, moyennant un faible supplément, un dollar, ou cinq francs par personne, on jouit d’un bon lit. Les couchettes sont superposées deux par deux. La construction en est établie d’après un système fort ingénieux.

Le matin, tous les lits disparaissent pour être remplacés, sur le rang inférieur, par les siéges habituels. On repose beaucoup mieux dans les lits des chemins de fer américains que dans les couchettes des bateaux à vapeur. Le mécanisme ne se dérange jamais, et l’on peut dormir sans crainte, même si l’on a au-dessus de sa tête quelque voisin dont le poids donne à réfléchir.

Une amélioration en amène bien vite une autre, surtout en Amérique, ou l’esprit d’invention ne s’arrête jamais. Après les sleeping-cars, d’installation assez récente,
Chiens des Prairies (Arctomis ludovisianus) et leurs villes. — Dessin de Mesnel d’après des croquis originaux.
on a eu les palace-cars et les state-rooms, ou les wagons-palais et les salons d’état, comme les nomment les Américains dans leur langue imaginée et si souvent ampoulée. Nous prîmes un de ces wagons-palais de Syracuse à Chicago, et jamais prince européen ne voyagea avec autant de confort que nous. Qu’on se figure un immense salon, que nous occupions seuls, mais où il y a place pour quatre voyageurs. Les meubles, fauteuils et canapés, y sont du meilleur goût ; les boiseries, artistiquement fouillées. Deux tables qui, par le moyen d’une charnière, se rabattent quand on n’en a plus besoin, permettent de prendre ses repas, d’écrire, de dessiner, de jouer aux cartes, aux dominos, pendant la marche du train. Une sonnette est à portée du voyageur. Il peut appeler un nègre à tout instant et lui commander son dîner. La cuisine, la chambre à provisions, sont là, à côté de ce palais roulant. Le soir, on dresse les lits, et le salon se métamorphose en chambre ; le lendemain matin, de bonne heure, le serviteur fait l’appartement, et vous revoilà au salon. Des familles, des amis voyagent ainsi en commun, et chaque train a toujours trois ou quatre palace-cars ou state-rooms. Le prix est de trois dollars par personne, ou de douze dollars par compartiment. Les salons d’état ne sont souvent qu’à deux places ; on peut y faire de l’égoïsme à deux, tout en marchant.

Je signale ces faits comme une des modifications les plus curieuses qui aient eu lieu aux États-Unis dans ces dernières années. Ce pays, aux mœurs si démocratiques, tendrait-il à se transformer, et une classe de patriciens aux goûts coûteux naîtrait-elle déjà dans l’Union ? L’aristocratie de l’argent remplace ici l’aristocratie de naissance.

C’est dans un de ces wagons-palais, inventés par le célèbre Pullmann, qui a couvert de ses affiches tous les murs des États-Unis, que nous arrivâmes à Chicago.