Page:Le Tour du monde - 17.djvu/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

navire comme une femme son enfant. Les officiers sont pleins de prévenances pour les passagers, enfin le docteur du bord prodigue à chacun les soins les plus vigilants, et il a un remède infaillible contre le mal de mer. Comment s’étonner dès lors si neuf jours après notre départ, c’est-à-dire le 21 septembre au matin, nous arrivions à New-York, ayant eu le plus beau temps et la plus belle traversée du monde. L’équinoxe de septembre, tant redouté des vieux marins, surtout sur l’Atlantique aux vagues immenses, nous avait oubliés au passage, et la tempête avait dédaigné de souffler pour nous. Que la Vierge des matelots, qui veille au salut des navires, en soit bénie !

New-York, que je revoyais après huit ans d’absence, était restée, comme par le passé, la grande métropole de l’Union. Plus que jamais c’était la Ville Impériale, tant vantée des Américains, et elle avait, comme par enchantement, pansé les plaies que lui avait faites la guerre de sécession.

Je descendis à l’Hôtel de la Cinquième Avenue (Fifth Avenue Hotel), qui pour être la maison la plus fashionable de New-York, et toute construite en marbre, n’en est pas moins un hôtel purement américain, c’est-à-dire fort peu agréable pour un Français. Mais j’ai l’habitude de hurler avec les loups, et si j’aime les auberges françaises dans mon pays, en Amérique je vais dans les caravansérails américains. En voyage, quand quelque chose me déplaît, je me console philosophiquement, comme cet Espagnol répondant à son compagnon qui se plaignait des nombreuses sujétions de la route : Es la costumbre del pais : c’est la coutume du pays, il faut s’y conformer.

L’hôtel à la façade de marbre et aux douze cents chambres n’avait pas un abri à me donner. Tout était plein dans la maison, et le clerc qui veillait au bureau pour fournir des chambres aux voyageurs, m’indiqua le salon de repos comme unique refuge. C’est une chambre démocratique, où une vingtaine de lavabos et de lits, fraternellement accouplés, attendent les clients trop pressés. Quelques becs de gaz éclairent seuls cet antre, toujours sombre. Nul Américain ne se plaint : c’est la coutume du pays. Je fis contre mauvaise fortune bon cœur, et j’attendis jusqu’au soir un réduit isolé. On me relégua au sixième étage, comme un pauvre bachelor, c’est-à-dire un célibataire, ou, si l’on veut, un homme sans femme. Il n’y avait pas de fenêtre à ma chambre : elle ne recevait le jour que d’un long corridor, par un judas à bascule au-dessus de la porte. Les murs étaient simplement blanchis à la chaux. En revanche, je possédais un cabinet de toilette orné d’une baignoire, etc. J’étais au sixième, mais je jouissais, comme on voit, de quelques agréments. Je pouvais prendre, pour monter chez moi sans fatigue, le chemin de fer vertical, sinon le chemin du ciel. Il est vrai que cette bienheureuse voie est toujours prise, — — c’est le chemin de fer vertical que je veux dire, et que la machine monte quand on veut descendre, et réciproquement.

On connaît les habitudes dans les hôtels des États-Unis. On y est traité a un prix donné. Dans les bons hôtels, c’est maintenant cinq dollars ou vingt-cinq francs par jour. Naguère le prix était moitié moindre ; il est vrai qu’on ne paye plus qu’en papier, et que le papier perd sur l’or quarante pour cent de sa valeur[1]. Pour ce prix, on a droit à une chambre et à cinq repas par jour. Qu’on occupe ou non sa chambre, qu’on mange ou non à la maison, il importe peu, le tarif est là, et l’on paye. La chambre est belle si l’on est en compagnie d’une dame, et privée de tout confort si l’on est seul. Les cinq repas, qui ont lieu entre six heures du matin et minuit, se succèdent dans l’ordre suivant, qui est irrévocable : le déjeuner, servi de six à onze heures du matin ; le lunch, ou goûter, de midi à deux heures ; le dîner, de deux à sept heures du soir ; le thé, de sept à neuf ; et le souper, de neuf heures à minuit. Il y a des gens qui font bravement ces cinq repas, et qui ont assez faim pour consommer le plus substantiel déjeuner dès six heures du matin. Au reste, on se fait bien vite à ce régime.

Le seul inconvénient est qu’il faut avoir faim de telle et telle façon aux heures voulues, et que celui qui se présenterait, midi déjà sonné, pour déjeuner, ou qui demanderait à dîner après sept heures du soir, serait honni par les gens de service. De même, tels et tels plats ne peuvent être demandés qu’à tel et tel repas : cela est d’ailleurs prévu sur la carte. Enfin il est des repas où il faut manger sans serviette. Il existe dans les sociétés démocratiques de ces petites tyrannies. Le mieux est de s’y plier sans se plaindre, ou d’aller se faire… tyranniser ailleurs.

Je n’étais pas venu à New-York pour étudier les mœurs des hôtels, sur lesquelles cependant il y aurait de si curieuses choses à écrire. J’étais en route pour le Far-West américain, les terres des Prairies, le pays des Peaux-Rouges. Mon compagnon de voyage, le colonel W. Heine, attaché à la légation des États-Unis à Paris, était parti de France quinze jours avant moi, et avait pris à New-York toutes les mesures nécessaires pour faciliter notre grande exploration. Le commissaire du Colorado à l’Exposition universelle de 1867, M. J. P. Whitney, qui venait de remporter la médaille d’or dans le concours international du Champ de Mars, devait nous rejoindre de Boston. Il devait être notre guide dans les mines d’or et d’argent des montagnes Rocheuses, et à nous trois, nous devions aller

  1. Depuis la guerre de sécession, le papier-monnaie, — ou les green-backs (les dos verts), ainsi nommés parce que ces billets ont sur le dos des dessins coloriés en vert, — a partout remplacé la monnaie métallique. Dans toutes les transactions, d’un bout à l’autre des États-Unis, hormis en Californie où l’on paye toujours en or, les green-backs seuls ont cours. Si, pour une raison quelconque, on désire changer ces billets contre de l’or, l’or est vendu au prix du jour. Le cours moyen de l’or a été de 140, à New-York, pendant les mois de septembre, octobre et novembre 1867. C’est dire que le prix de toutes choses avait augmenté de quarante pour cent sur le prix normal.

    Dans tout le courant de ce voyage, toutes les fois qu’il sera question d’un prix, d’une somme en argent, il est bien entendu que le chiffre en sera donné en green-backs, et non en or.