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meur, à cause des difficultés sans cesse croissantes de cette route. Bafoulabé semblait s’éloigner de moi comme à plaisir. Ces animaux hurlant, gambadant, n’exaspérèrent ; je pris une carabine, et je tirai dans un groupe ; j’en vis un tomber, et, en un clin d’œil, les autres se précipitant, l’enlevèrent, et la montagne fut déserte. Il nous fallut alors gravir la berge opposée. Elle était tellement roide que la plupart des charges tombèrent. Nous eûmes alors à nous frayer un chemin dans les anfractuosités de la montagne. Nous apercevions sur le fleuve le canot nageant contre le courant. Mais ce ne fut qu’après bien des tours et détours, tenant les chevaux par la bride, et après les avoir vus s’abattre plus d’une fois, que nous parvînmes au bas de la montagne.

J’allai immédiatement camper sur la berge, guidé par le bruit d’une chute d’eau.

Lorsque nous eûmes hissé le canot dans le bassin supérieur, très-peu profond en cet endroit, nous fûmes surpris par le spectacle très-curieux d’une bande d’hippopotames à demi plongés dans l’eau et n’ayant pas assez de fond. Les vieux se précipitèrent aussitôt dans les eaux profondes ; mais un jeune, voulant suivre sa mère, se trouva à ma portée, et je lui logeai trois balles de revolver dans la tête. Bien que son sang coulât, il atteignit un instant sa mère ; mais, sans doute épuisé, il la quitta et fut entraîné par le courant dans le rapide.

Je me souviendrai toujours de ce qui se passa : la mère, s’élevant par un effort incalculable, découvrit la moitié de son corps, et voyant son petit emporté par le flot, s’y jeta avec une incroyable rapidité ; elle l’atteignit sur la crête du torrent, à l’endroit où il se précipite, et ils roulèrent ensemble dans la chute pour ne plus reparaître.

Il y avait, dans ce spectacle de dévouement d’une mère à son petit, quelque chose qui nous attendrit tous, même les noirs de l’expédition, ce qui ne les empêcha pas d’aller à la recherche des deux amphibies, dont ils espéraient vainement se faire un régal.


Pointe de Bafoulabé. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.

Dans ce voyage, bien que j’y aie vu et côtoyé plus d’hippopotames que dans tout le cours de mes autres pérégrinations en Afrique, il ne m’a jamais été donné d’en goûter. Je suis cependant à même de parler de la qualité de cette viande, dont j’ai mangé une fois en Cazamance. Elle ressemble à celle du bœuf ; la texture en est plus grosse, mais c’est une bonne nourriture ; quant à la graisse, en dépit des éloges que lui donnent d’autres voyageurs, elle m’a toujours paru avoir un goût un peu rance.

En amont de cette chute, nous pûmes faire environ six lieues en embarcation sans trouver d’obstacles à la navigation. Le fleuve se resserrait, s’encaissait entre deux murailles verticales d’une espèce de grès noir. Les différentes assises de ces pierres étaient horizontales ; l’eau filtrait à travers et suintait par toutes les fissures ; il y avait des endroits où elle formait de petites cascades. Dans les fentes horizontales, un nombre prodigieux de pigeons sauvages, gris, à l’œil rouge, avaient élu domicile. Nous y aperçûmes aussi quelques poules d’eau et des rats gris (le surmulot).

Néanmoins, cette espèce de canal était d’un aspect triste ; nous étions dominés des deux côtés par les berges noires, verticales, unies comme au cordeau, sur lesquelles ne se voyait aucune végétation. Le courant était très-fort, et une illusion d’optique, dont je n’ai pu me rendre compte, nous faisait paraître la surface du fleuve comme un plan incliné très-prononcé ; tellement qu’il me fallut faire appel au raisonnement, et me souvenir que des pentes de quelques minutes rendent un fleuve innavigable, pour ne pas appliquer une fausse appréciation à cette partie du cours du Sénégal.

Après avoir reconnu un lieu de campement pour le lendemain, nous rentrâmes, car la nuit s’avançait ; elle nous surprit même, car nous ne parvînmes qu’à grand’peine à écarter les hippopotames. Craignant ensuite d’être entraîné par le courant près de la chute voisine de notre campement, je fis atterrir à environ cinq cents mètres au-dessus. À cet endroit, la plage était formée de cailloux énormes, roulés, recouverts par la dernière crue du fleuve d’un limon verdâtre très-glissant, ou unis comme une glace ; on eût dit du verglas. La nuit était très-noire ; pour parcourir le demi-kilomètre qui nous séparait du camp, nous mîmes près d’une heure et fîmes chutes sur chutes, dont quelques unes assez malheureuses pour occasionner de fortes